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La Tunisie entre sirènes et scénarii

Sur le fil du rasoir? Faute d’un plan de réformes économiques, crédibles et consensuelles, la Tunisie ne peut pas financer son Budget 2021 et honorer ses dettes, défaut de paiement à la clé. Des scénarii apocalyptiques qui rappellent le Liban, la Grèce, l’Égypte, le Chili et autres États faillis et mal-gouvernés. Moody’s et FMI brandissant l’épée de Damoclès. À quoi s’attendre?

Par Moktar Lamari, Ph.D.

Les sirènes d’alarme se multiplient pour sommer les partis et élites politiques à initier illico presto des réformes économiques structurelles. En jeu : éviter la banqueroute et sauver une transition démocratique très malmenée.

Quatre scénarii attendent la Révolte du Jasmin.

Scénario 1 : plan-plan, mollo mollo et kif-kif!

Scénario déjà à l’œuvre et depuis belle lurette! Il est véhiculé par le mollo-mollo, le plan-plan, le kif-kif de ces élites au pouvoir au Bardo et à Carthage, tous avides de pouvoir pour le pouvoir, sans leadership transformateur et sans compétence démontrée.

Des élites populistes, inefficaces et sans leadership digne des hommes et femmes d’État.

Hichem Mechichi, ce chef du gouvernement qualifié de girouette et de pousse-crayon, s’enfonce la tête dans un sable marécageux nauséabond, pour ne rien voir et ne rien assumer. Il incarne l’autruche,s’accroche mordicus au pouvoir… Tout le contraire d’un leader qui assume, qui prend des risques et qui parle aux électeurs en les regardant les yeux dans les yeux.

La smala au parlement ne fait pas mieux, étant au pouvoir sans programme économique. Des amateurs accrochés au pouvoir pour le pouvoir, tous allergiques aux réformes économiques revendiquées par la Tunisie profonde et par les bailleurs de fonds internationaux. Poules mouillées, ils ne veulent pas engager des réformes forcément douloureuses, impopulaires et mal vues par un establishment constitué de rentiers et lobbyistes qui dépècent impunément l’économie jour après jour.

Au sommet de l’État, pouvoirs exécutifs et législatifs font fausse route, au moins sur deux aspects lourds de conséquences. Le premier est géopolitique : les décideurs aux commandes de la Tunisie d’aujourd’hui ne semblent pas comprendre la gravité des enjeux économiques. Ils ne réalisent pas que la donne a changé et que l’avenir économique de la Révolte du Jasmin se joue désormais en Amérique du Nord, pas à Paris, pas à Berlin et encore moins au Qatar ou en Turquie.

Moody’s mène la danse au sein des milieux new-yorkais de Wall Street, imposant ses diktats aux pays mal-gouvernés, très endettés et en récession continue. Récemment, Moody’s a pénalisé la mal-gouvernance de l’État tunisien et de sa Banque centrale (8e fois de suite depuis 2011) pour ramener la cote de crédit de la Tunisie à B3, avec une perspective négative menant inéluctablement à la cote C, soit un discrédit qui rend indésirables les obligations tunisiennes (Junk bonds ou encore obligations crapuleuses).

À Washington, le FMI enfonce le clou et adresse le même message à la Tunisie: pas de financements sans réformes, pas de cautions sans concessions et pas de négociations sans plan consensuel et crédible. Les autres organisations internationales et bailleurs de fonds emboitent le pas (ONU, PNUD, USAID, Fitch, etc.).

La deuxième erreur relève de l’égocentrisme de ces élites narcissiques. Alors que les caisses de l’État sont vides et alors que l’économie est en chute libre, les interminables tensions au sommet de l’État se placent sur un terrain exclusivement politique, avec des coalitions pipées et des remaniements ministériels factices, inefficaces et improductifs au final.Tous occultent les urgences économiques et brandissent leur veto aux réformes.

Plan-plan, les partis religieux au pouvoir focalisent leur priorité sur l’implantation de valeurs islamiques rigoureuses inspirées par le Wahhabisme du Moyen-Orient. Un aveuglement sidérant quand on sait que les citoyens tunisiens ont perdu presque 30% de leur pouvoir d’achat depuis la Révolte du jasmin en 2011.

Mollo-mollo, le puissant syndicat des travailleurs (UGTT) ne veut rien entendre de l’impératif de l’attrition des effectifs pléthoriques d’une administration publique gangrénée par la corruption, par les emplois fictifs et par les gaspillages de toutes sortes. L’UGTT brandit aussi un niet catégorique pour la restructuration et/ou la privation des entreprises publiques très déficitaires, très endettées et gangrénées par la corruption.

Une équation intenable qui incarne le statu quo et qui mène inexorablement à la faillite de l’État tunisien. Avec en prime une déchéance des services publics vitaux : électricité, eau potable, soins de santé, médicaments, éducation, etc.

Scénario 2 : cessation de paiement de l’État

Si rien ne change, la Tunisie déclarera prochainement son incapacité à honorer ses créances venues à échéance (juin 2021). Une incapacité qui ouvre les portes de l’enfer pour les Tunisiens et les Tunisiennes.

Le Liban, la Grèce et bien d’autres pays avant eux ont, durant les dernières années, déclaré cessation de paiement et subi les affres liées. Pour ces pays, comme en Tunisie, tout commence par des signes qui ne trompent :

  • i) une dette asphyxiante, partie de rien et en rien de temps devenue explosive et insoutenable (en intérêts, en flux et en échéances);
  • ii) une mal-gouvernance endémique basée sur une sélection adverse qui place les incompétents à la place des méritants. Une gouvernance viscéralement rongée par la corruption et les gaspillages qui creusent les déficits publics;
  • iii) un sens de l’État qui se disloque et des services publics qui tombent, les uns après les autres, en déliquescence, sous le fardeau de la mal-gouvernance et des malversations au sommet des administrations publiques et autorités au sommet de l’État.

Une symptomatique en 3 D (dette, déficit et déliquescence) et qui mène l’État tunisien à un défaut de paiement désordonné et non planifié dans ses enjeux, phases et impacts.

Le premier impact d’une telle cessation de paiement se traduit par un bradage des obligations tunisiennes, par une fuite dramatique des capitaux libellés en devises et une dévaluation vertigineuse du dinar. Les fonds vautours n’attendent que cela! Le dinar tunisien chutera comme jamais.

Depuis 14 mois, la livre libanaise a perdu 85% de sa valeur face au dollar. Le Liban est pris à la gorge par une mal-gouvernance qui ne faiblit pas.

Après la cessation de paiement, la Grèce et le Liban ont mis en cause les rémunérations des fonctionnaires, le paiement des retraites et les transferts sociaux ainsi que les compensations des produits essentiels.

En Grèce comme au Liban, ces salaires et retraites, faibles, mais vitaux, ont été coupés de 50% à 70%. Et les prix des produits essentiels ont été multipliés par 100 en trois mois : aujourd’hui à Beyrouth le kg de spaghetti frôle les 6 euros, alors que le salaire minimum mensuel a plongé de 300 euros à 60 euros, soit l’équivalent du salaire moyen en Afghanistan d’aujourd’hui. Et dire que le Liban a été la «Suisse du Moyen-Orient».

Dans ces pays, comme dans tant d’autres, un sévère «haircut» a été mis en place : les épargnants perdent, en totalité ou en partie, leur argent déposé dans les banques locales. On ne peut plus retirer les avoirs en devises, même pour les titulaires des comptes en devises, les dépôts en banque fondent comme neige au soleil.

Des conséquences apocalyptiques, avec recrudescence des contestations, grèves, manifestations et autres drames liés. Cela dit, les conséquences de la cessation ont été plus chaotiques au Liban qu’en Grèce.

En Grèce, la déroute économique a été mieux maitrisée, grâce notamment à la dissolution du parlement et à l’élection urgente d’un gouvernement national, unifié, aux antipodes de ses précédents. Un gouvernement impliquant de vraies compétences formées et enseignants dans les universités nord-américaines. Ceux-ci inspiraient plus de confiance de leurs partenaires au pays et à l’international.

Ce n’est pas le cas du Liban, qui comme la Tunisie, a un gouvernement balkanisé, noyauté par des partis religieux, gangrénés par la corruption et réfractaires à la gouvernance axée sur les résultats et sur l’imputabilité.

Scénario 3 : changement de régime et choc institutionnel

Dans plusieurs pays, la cessation de paiement a impliqué défection, destitution et coups d’État. Mais dans tous les cas, ces défauts de paiement engendrent dissolution du parlement et élections anticipées. Des élections qui mènent au pouvoir des partis politiques ayant un programme économique crédible.

La Tunisie a vécu ces mésaventures au moins deux fois par le passé.

  • Entre 1966-68, la crise économique et le recours obligé au FMI et à la Banque mondiale ont fini par abréger le pouvoir du puissant ministre Ahmed Ben Salah. Celui-ci a été arrêté, condamné et emprisonné. Il a été remplacé par Hedi Nouira, un économiste plus libéral et qui a géré, de concert avec le FMI, la dévaluation du dinar (25%), le changement du modèle économique et a ouvert les frontières aux investissements étrangers (Loi d’avril 1972). Avec une relance de la croissance économique et une amélioration nette du pouvoir d’achat des citoyens.
  • Entre 1986-1987, la crise économique et les troubles sociaux liés ont été très sanglants, ayant mené la dévaluation du dinar de presque 30% avec un changement majeur ayant poussé l’ex-Premier ministre Mohamed Mzali a une émigration clandestine, fuyant à pied par les frontières algériennes. Sous la pression du FMI et de la Banque mondiale, Rachid Sfar a pris la relève pour ensuite propulser Ben Ali à prendre le pouvoir, suite à un coup d’État destituant un président à vie… et la mise en place d’un gouvernement plus libéral et mieux soutenu par le FMI et la Banque mondiale, avec la nomination au poste de ministres des professeurs économistes de formation nord-américaine et ayant réussi à réaliser des taux de croissance moyens de l’ordre de 5-6% par an dans les années 1990 et 2000.

Certes l’histoire ne se répète pas à l’identique.

Ce qui est à retenir ici tient au fait que des crises économiques sévères finissent souvent par destituer violemment les régimes forts, par bouleverser plusieurs institutions, le tout pour bousculer le temps et convoiter les financements internationaux et la confiance du FMI, de la Banque mondiale, des agences de notation, entre autres.

Le pire des alternatives de ce scénario peut être plus violent et plus sanguinaire, comme ce fut le cas du coup d’État initié par le général Abdelffatah Sissi. Ce général a mis fin au pouvoir erratique des Frères musulmans en Égypte en 2017. Au Chili, la junte militaire dirigée par le général Augusto Pinochet a renversé en 1973 (et liquidé) le président élu Salvador Allende pour instaurer un régime autoritaire sans merci. Les deux généraux ont été acceptés par la suite par leur peuple, pour avoir su apporter des réponses concrètes et urgentes aux enjeux économiques de leurs concitoyens.

Dans les deux cas, ces coups d’État survenaient suite à des crises économiques sévères, à des insurrections sociales et à une mal-gouvernance incapable de réformer et d’impulser efficacement des mesures capables d’améliorer le bien-être et la prospérité économique.

Scénario 4 : réformes structurelles endogènes et consensuelles

Ce scénario est très peu probable dans le contexte actuel. Mais pas impossible! Et cela passe par un changement de logiciel de gouvernance au sommet de l’État depuis 2011.

Les sociétés ambitieuses sont avant tout des sociétés ayant des leaders intelligents, capables de fonder leurs décisions sur les données probantes et sur les enseignements de l’histoire.

La Tunisie d’aujourd’hui est capable du pire comme du meilleur. Le meilleur réside dans l’élaboration d’un plan de réformes structurelles conçu de façon endogène, consensuelle et crédible. Ce plan doit être porté par un ou une économiste agile, audacieux et familier avec les enseignements de l’économétrie inspiré par la pensée économique nord-américaine.

Faut-il passer par un méchant électrochoc pour y parvenir? C’est toute la question qui reste à répondre par les partis et élites politiques actuellement au pouvoir.

* Universitaire au Canada.

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