Depuis 2011, les élites politiques et culturelles de nombreux pays arabes et même occidentales ne semblent pas saisir les profondes mutations des sociétés arabes. Elles n’ont pas surtout compris que nous sommes qu’au début d’une rupture historique et tectonique sans précédent depuis deux siècles.
Par Helal Jelali *
Si vous ouvrez bien vos oreilles, vous allez constater tout de suite que les prémices de cette mutation sont étymologiques et sémantiques. Au lendemain des indépendances, même les «éléments de langage» et la communication sociale étaient dictés, contrôlés et mis en musique par les autocrates et les dictateurs de l’époque. Aujourd’hui, libéré des médiateurs institutionnels, l’espace public cherche à inventer «la langue» de sa réalité et de sa vérité ainsi que celle de ses préoccupations et de ses ambitions réelles. Et chaque communauté est en train de créer son propre discours… Quant à la sémantique des élites, elle n’est plus dans «l’air du temps», désuète et même méprisée, elle est souvent ironiquement détournée et moquée sur les réseaux sociaux.
Le féminisme des diplômées
Après le féminisme des élites de l’école de Bourguiba, certains pays arabes inaugurent «le féminisme des diplômées» : il s’agit d’un féminisme de masse prôné par des femmes diplômées de l’enseignement supérieur, surtout dans le secteur des professions libérales : médecins, pharmaciennes, avocates, spécialistes en communication et marketing, et start-uppeuses (gérantes de petites entreprises de service), qui bouleverse profondément le secteur tertiaire, généralement très machiste.
Cependant, pour ce qui est de la fonction publique, et en dehors de l’enseignement, nous sommes toujours dans les années 1960, les femmes restant sous-représentées dans l’administration centrale et dans les conseils d’administration des entreprises publiques.
Cette féminisation de l’économie, de la société civile et de certains corps intermédiaires commence à «façonner» la société de demain, où l’évolution des droits des femmes ne sera plus du ressort de l’autorité politique, mais du pouvoir économique que détiendront ces mêmes femmes.
Durant les années 2011-2012, les médias avaient parlé de révolution, le mot «fronde» serait plus approprié, si on écartait les ingérences étrangères. L’histoire nous apprend que la fronde n’est jamais unique, elle émerge par vagues successives. Ces années 2011-2012 n’étaient et ne sont que le commencement d’une gestation politique et sociale qui s’étalera sur une trentaine d’années. La révolution française de 1789 aurait commencé par la fronde de 1648 – qui n’était pas uniquement celle de la noblesse –, quant à celle des communistes russes de 1917, elle avait des origines qui remontaient au début des années 1825, avec la première révolte des officiers appelés «les décembristes», qui exigeaient des réformes politiques urgentes.
Une jeunesse à la conquête de nouvelles libertés
Et la jeunesse dans cette mutation ? C’est une jeunesse réaliste, elle ne rêve point, mais cherche à agir sur sa destinée. Bien informée, connectée à la mondialisation marchande, elle cherche insidieusement à casser les codes sociaux et les archaïsmes de la génération précédente. Ce n’est pas une génération révoltée, mais froidement frondeuse qui créé un monde parallèle à celui de de naguère. Elle préfère créer des fissures plutôt que provoquer un big bang comme celui des jeunes français en 1968.
Les jeunes, s’ils sont tentés par l’émigration en Europe ou ailleurs, ils vivent, contrairement à leurs parents, une nouvelle extra-territorialité à l’intérieur de leurs propres pays : l’exode n’est plus rural mais il est en train de devenir une mobilité continue entre les villes.
Le redéploiement démographique a totalement changé et se caractérise par flexibilité liée à la nécessité de trouver un emploi. En 20 et 30 ans, un jeune pourrait changer 3 fois de ville de résidence. La sédentarité est étroitement liée au salariat et au secteur agricole.
Aujourd’hui, le défi des jeunes est le «délabrement» de l’enseignement public et la chute des budgets des écoles et des universités.
Un néo-libéralisme menaçant
Autant menaçante que le terrorisme et l’extrémisme religieux, la vague néolibérale, sans aucun processus de régulation et sans contrôle judiciaire adapté, risque de menacer les fondements même de nombreux États. Ce néo-libéralisme bâti sur la corruption, le commerce parallèle et l’évasion fiscale est à l’origine de nouvelles inégalités sociales et de fragmentation de certaines nations. C’est le plus important séisme subi par les peuples arabes depuis les années 2000. Tout un système de petites solidarités traditionnelles ou prôné par certains autocrates «conviviaux» s’est effondré du jour au lendemain. La privatisation rampante de deux secteurs nécessaires aux citoyens est une erreur aux conséquences imprévisibles : il s’agit de l’enseignement et de la santé.
L’équation impossible de ces élites politiques est de promouvoir «un citoyen-consommateur» comme dans les pays européens. Sauf que ce citoyen est désargenté. Par conséquent, il deviendra un «citoyen- frondeur», un citoyen-contestataire et un citoyen-révolté… Et surtout un citoyen responsable et non soumis…
La situation économique désastreuse a commencé par offrir une image d’une société «indianisée». En Inde, nous avons une élite richissime et connectée aux affaires internationales, une mini-classe moyenne et le reste de la population est noyé dans une pauvreté «antique». Dans ce pays démocratique, 16 millions d’enfants travaillent avant l’âge de 14 ans. Dans un seul État de la Fédération Indienne, 20 000 enfants qui n’ont pas atteint l’âge de 14 ans travaillent dans les mines.
Est-ce que les citoyens de la rive sud de la Méditerranée se retrouveront dans ce schéma social ? Difficile de répondre, mais, en visitant certains quartiers du Caire ou de Tunis, la question reste posée, étant donné les difficultés économiques à court terme.
Paradoxalement, les familles les plus démunies sont de moins en moins au centre des préoccupations politiques. Le paysage urbain, objet d’identification et d’adhésion du citoyen s’est fortement dégradé. Comment voulez-vous qu’un citoyen respecte l’autorité publique, s’il traverse tous les jours des rues avec des poubelles et des trottoirs éventrés ? Ou quand il conduit sa voiture dans une ville de 100.000 habitants, sans aucun plan de circulation et, parfois, sans aucun feu ?
Difficile de penser que les jeunes de certains pays arabes vont adhérer à ce schéma économique et social. Ils sont parfois tétanisés par les difficultés économiques que subissent leurs propres familles. C’est une jeunesse communautariste, qui constitue des «tribus d’intérêts communs» et préfère la vie associative aux partis politiques traditionnels. Elle suggère l’action participative que la solidarité traditionnelle. Plus intéressée par la micro-entreprise et le secteur tertiaire que par le salariat, elle découvre aussi que certains métiers manuels sont mieux rémunérés que le poste de chef de service dans une administration.
Dans les pays du Maghreb, un menuisier, un forgeron – ces derniers sont encore nombreux – ou un maçon qualifié ont un revenu 2 à 3 fois plus important que celui ‘un cadre moyen dans l’administration. Le mépris et la dévalorisation du travail manuel, bien connus après les indépendances, sont en voie de disparition. L’affaiblissement de l’Etat provoque, souvent, une réactivité plus puissante de la société civile, mais aussi une fragmentation sociale matrice des inégalités.
Les Arabes et la modernité : que des rendez-vous ratés?
Pendant les 4 siècles de domination ottomane et à cause de la piraterie et de la guerre contre l’Europe, les sociétés arabes avaient subi la pire des ruptures culturelles avec leur environnement méditerranéen. Alors que les pays européens vivaient une Renaissance des savoirs scientifiques, techniques, artistiques, et un processus politique inédit, l’Empire Ottoman refusait l’imprimerie de Gutenberg, les découvertes de Newton, de Copernic, etc., et maintenait ses propres populations dans des conditions de vie proches de l’esclavage.
Alors que le centre de la civilisation européenne se déplaçait vers les Amériques, les sultans ottomans étaient occupés par la répression sanglante des insurrections dans les provinces orientales et caucasiennes, ainsi que les guerres russo-ottomanes.
Les Arabes subissent jusqu’à aujourd’hui les conséquences néfastes de cette rupture culturelle entre les deux rives de la Méditerranée.
La modernité n’est pas seulement des progrès scientifiques et techniques, elle était et reste un processus politique dont les fondements sont le rationalisme, les droits de l’homme, la liberté, l’émergence d’une nouvelle citoyenneté et surtout l’Etat régulateur et protecteur. Si l’effondrement de certains États arabes comme l’Irak, le Yémen, la Syrie ou la Libye a été possible, ce n’est pas seulement à cause des ingérences étrangères, c’est aussi parce que leurs élites avaient comme unique préoccupation la construction d’un Etat sécuritaire. Le récit national de certains pays arabes est fondé sur «la création de l’ennemi», un chauvinisme exacerbé et un encadrement sécuritaire des populations à la soviétique. Cet état de fait est devenu, par conséquent, générateur de conflits sans fin…
La jeunesse de 2011 rejette cette historicité. S’il est vrai qu’une petite minorité est séduite par les archaïsmes des islamistes, la grande majorité est, d’abord, préoccupée par la conquête de nouvelles libertés, d’un nouveau code social et, surtout, par le refus intrinsèque de la soumission imposée aux générations précédentes.
L’année 2011 n’était que le commencement d’une nouvelle histoire qui serait écrite par les générations suivantes. Comme le disait Voltaire : «Si la certitude est apaisante, le doute est plus noble». Nous avons affaire à la première génération qui «doute» depuis les indépendances.
L’histoire des pays et des sociétés arabes a été «romancée» durant ces derniers siècles, il est temps que les historiens de ces pays ouvrent les pages de la critique historique. Le «roman national» n’est pas l’histoire et la jeune génération est devenue incrédule et sceptique sur ces ritournelles et romances de l’histoire officielle des Etats.
PS : Toutes les réflexions «couchées» dans cet article sont le fruit d’une immersion sociale continue de l’auteur dans la région de Sidi Bouzid durant 3 ans et de centaines de discussions informelles avec les jeunes de cette région, berceau de la révolution tunisienne de 2011.
* Ancien journaliste tunisien basé en France.
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