Attendue au Fonds monétaire international (FMI) à Washington pour de nouveaux rounds de négociations à partir d’aujourd’hui, lundi 3 mai 2021, la délégation gouvernementale tunisienne dirigée par Ali Kooli, le ministre de l’Economie, des Finances et de l’Investissement, devra batailler dur dans l’espoir d’obtenir de cette institution financière un nouvel accord pour le financement du programme de réformes économiques soumis par la Tunisie, pays victime depuis dix ans d’une crise politique, économique et financière chronique aggravée depuis mars 2020 par l’épidémie de la Covid-19 avec un bilan très lourd en nombre de décès. La délégation aura également des entretiens avec la nouvelle administration américaine et avec la Banque Mondiale.
Par Raouf Chatty *
Pour le gouvernement, il est urgent, voire vital de parvenir à cet accord avec le FMI pour desserrer l’étau sur des Finances publiques essoufflées, relancer la croissance économique et accroître les chances de la Tunisie sur le marché financier international.
Dans ce cadre, il convient de signaler que le chef du gouvernement Hichem Mechichi a envoyé, le 19 avril 2021, une lettre à la directrice générale du Fonds pour lui demander de venir au chevet de la Tunisie. Il y a exposé les grands axes des réformes que son gouvernement entend mettre en œuvre très prochainement, pris acte et agréé «les recommandations des équipes du Fonds en mission en Tunisie fin décembre 2020-début janvier 2021 relative à l’examen de la situation en Tunisie au titre de l’article 4 des statuts du Fonds.»
Des engagements sur des réformes toujours reportés
La délégation tunisienne sait parfaitement que les discussions lors de ce rendez-vous majeur seront ardues, d’autant plus que le programme du Fonds pour la Tunisie a été suspendu en 2018 pour non respect des conditions fixées. La Tunisie en crise économique chronique depuis des années n’a pas «honoré» ses engagements vis-à-vis du Fonds, concernant des réformes structurelles, lesquelles sont toujours reportés.
Le dilemme pour la délégation tunisienne est double: 1 – ne pas prendre le risque de rentrer sans un nouvel accord, le pays étant sous perfusion et a urgemment besoin de financements consistants; 2- aboutir à un accord le plus équilibré possible pour la Tunisie.
La délégation sait qu’elle est entre le marteau du Fonds qui conditionne ses financements à la mise en œuvre par le gouvernement de ses engagements dans les délais fixes et l’enclume d’une société en effervescence, appauvrie, laminée par une décennie de crise économique sans précédent, carrément rétive aux réformes qu’elle sait très douloureuses pour son quotidien et son avenir… Bref, elle est au bord de la déflagration et prête à en découdre…
Anticipant cette situation, le chef du gouvernement a minutieusement préparé ce rendez-vous depuis quelques mois et veillé, lors de la mise au point du nouveau programme de réformes, à y associer étroitement les deux partenaires essentiels : le patronat, incarné par l’Utica, et la centrale ouvrière, l’UGTT… Une sorte d’appel du pied aux responsables du Fonds qui exigeaient l’accord préalable de toutes les parties concernées par les réformes à mettre en route pour assurer les meilleures conditions à leur réussite…
Dans ce contexte, de grands spécialistes tunisiens des négociations avec les institutions de Bretton Woods auraient été consultés par le chef du gouvernement, ce dernier a également eu une intense activité diplomatique. Il a reçu en audience des ambassadeurs des pays membres du conseil d’administration du Fonds pour les sensibiliser sur le programme de la Tunisie et solliciter le soutien de leurs pays respectifs : les États-Unis, la France, l’Allemagne, le Canada. Il a également reçu le chef de la délégation de l’Union européenne à Tunis et aurait, dit-on, reçu des assurances à ce sujet.
La situation de la Tunisie sera passée au peigne fin
La délégation dépêchée pour ces négociations, présidée par le ministre de l’Economie, des Finances et de l’Investissement, est composée du gouverneur de la Banque centrale, du Conseiller économique du chef de gouvernement, de l’ambassadeur de Tunisie à Washington et d’autres hauts fonctionnaires. Le président de la centrale patronale en fera partie, mais pas celui de la centrale syndicale, pourtant sollicité, qui s’est excusé, ce qui n’est pas une bonne nouvelle, car ce faux bond peut être interprété comme un refus de donner son aval aux réformes douloureuses annoncées…
La délégation sera soumise à un véritable examen. Elle doit s’attendre, au cours de ses entretiens avec les équipes du Fonds, à un examen approfondie et minutieux des propositions de la Tunisie. Elle devra répondre arguments, chiffres et détails à l’appui, à toutes les interrogations et attentes de ses interlocuteurs. Ces derniers vont certainement passer au peigne fin points par points la situation de la Tunisie sous tous les aspects et évaluer le degré de faisabilité et de crédibilité des propositions compte tenu de tous les facteurs objectifs en présence.
La délégation se doit de faire fort pour convaincre ses interlocuteurs, chantres de l’économie libérale et de la rigueur financière, sans états d’âme, de la façon dont la Tunisie compte se comporter pour répondre aux exigences du Fonds et honorer désormais ses engagements. C’est dans cet esprit qu’il faudra lire la réponse écrite de la directrice générale du Fonds à la lettre du chef du gouvernement du 19 avril 2021.
FMI, un partenaire qui vous veut du bien
Dans sa lettre, et tout en faisant état de son accord sur les grands axes des réformes proposées par les autorités tunisiennes dans le sillage des recommandations du Fonds, Kristalina Georgieva renvoie le dossier pour une évaluation par les techniciens de l’institution financière internationale pour juger de la cohérence de ces réformes. Elle demande un «programme détaillé et crédible», laissant entendre que le FMI ne se contentera pas de déclarations d’intentions sans lendemain. Elle demande des détails sur la façon dont le gouvernement entend mettre en œuvre lesdites réformes, et met implicitement la barre très haute pour obtenir un accord dans l’immédiat, le passé de la Tunisie avec le FMI ne plaidant pas en sa faveur.
La délégation tunisienne sait aussi qu’elle doit convaincre sans prendre le risque de sceller des engagements qu’elle sait difficilement réalisables, et qui acculeront davantage dans les mois et années à venir une économie déjà éprouvée et un peuple fatigué. Elle a suffisamment d’expérience pour ne pas s’aventurer et rendre impossible la tâche des prochains gouvernements. Bref, elle doit savoir anticiper…
Le Fonds, de son côté, est d’abord un partenaire qui vous veut du bien: il sera soucieux au premier chef de voir la Tunisie mettre de l’ordre dans les domaines financier, économique et même institutionnel et politique, siffler définitivement la fin de la récréation et mettre en œuvre dans les délais consentis les réformes structurelles tant requises aussi douloureuses soient elles…
Bref, pour lui, la conclusion d’un nouvel accord avec la Tunisie pour les prochaines années sera tributaire de l’engagement de l’État tunisien à honorer cet accord. Il sera certainement beaucoup moins réceptif que par le passé au discours de la Tunisie sur les difficultés de la transition politique et démocratique… et même sur les difficultés sociales. En dix ans, il a certainement averti nos gouvernements successifs à plusieurs reprises sur la nécessité de revoir leurs paramètres et de changer de logiciel.
Optimisme officiel, doutes des experts et appréhensions populaires
Dans ces conditions se pose la question de savoir comment la délégation tunisienne va-t-elle s’y prendre pour réussir cet examen, regagner la confiance du Fonds, aboutir à un accord de financement de plusieurs milliards de dinars et préserver la souveraineté de la Tunisie.
Au moment où des économistes tunisiens de renom épinglent le gouvernement, estiment qu’il est trop optimiste sur le sort de ces négociations et expriment des doutes sérieux sur sa capacité de convaincre le Fonds pour un nouveau crédit aussi substantiel pour une économie étranglée de dettes, le ministre de l’Economie et des Finances rejette ces discours «alarmistes». Il part même très optimiste pour le rendez-vous de Washington, estimant que la Tunisie sera en mesure de parvenir à l’objectif visé. C’est tout le mal que l’on souhaite à notre pays.
Sobre, calme, flegmatique et, confiant, trop selon certains, Ali Kooli estime que le nouveau plan de réformes présenté par le gouvernement est faisable, celui-ci entendant engager des négociations basées, selon lui, sur des «programmes prédéfinis» et des «points clairs» et non pas sur une enveloppe financière à accorder à la Tunisie comme c’était le cas auparavant. Il ajoute que cette stratégie de négociations repose sur un programme de réformes profondes pour relancer l’économie et sera meilleure que la stratégie précédente.
Le ministre indique que les réformes cibleront essentiellement une fiscalité équitable avec une assiette imposable plus large et adaptée à la conjoncture économique grâce à la simplification des procédures et la numérisation de la majorité des services. Dans ce cadre, une Agence indépendante de recouvrement des impôts sera mise en place.
Ces réformes toucheront aussi la politique de la compensation et des subventions qui seront orientées désormais dans le sens de l’allègement substantiel des charges de la Caisse de compensation et son remplacement par l’octroi de salaires substantiels aux nécessiteux pour leur permettre de faire face à la politique de la liberté des prix…
Des propositions seront également axées sur la bonne gouvernance des dépenses de l’Etat. Un programme de réformes sera mis en œuvre pour les entreprises publiques et pour la réduction de la masse salariale et le dégraissement de la fonction publique. La bonne gouvernance et la transparence seront de rigueur, promet-il aussi. Autant d’arguments solides qui ne manqueront pas de retenir l’attention des experts du Fonds. Mais toutes ces promesses ne sont pas nouvelles; elles ont toutes été faites et presque dans les mêmes termes par les précédents gouvernements. Il faudra donc donner des garanties que, cette fois-ci, elles seront toutes tenues, en espérant que ces garanties seront jugées suffisantes par les bailleurs de fonds.
D’ores et déjà, le gouvernement a conclu des accords avec les partenaires essentiels, l’UGTT et l’Utica pour la création de groupe de travail qui vont plancher sur les aspects pratiques des réformes, et notamment sur l’assainissement des entreprises publiques souffrant de déficits chroniques.
Sûr de lui, le ministre Kooli ne dit toutefois pas comment et de quelle manière le gouvernement actuel, soumis à des pressions énormes de plusieurs ordres, va agir pour faire passer ces réformes sans dégâts, faire avaler la pilule à une population lassée par la cherté excessive du coût de la vie, déçue par une classe politique de plus en plus prise à partie, une population au bout du rouleau, et qui n’est probablement pas en mesure aujourd’hui de supporter les frais de réformes impératives mais douloureuses, et qui ne manqueront pas de compliquer le quotidien des citoyens.
Faire prendre conscience au peuple des enjeux
L’esprit de solidarité, de travail et le patriotisme que le ministre appelle de ses vœux pour sauver la Tunisie de la débâcle, soutenir des réformes douloureuses et relancer la croissance est indispensable. Mais est-il suffisant pour triompher du nouvel et dangereux état d’esprit contestataire, grogneur et revendicatif souvent alimenté de manière populiste par certains partis politiques et par les syndicats et ancré depuis le tsunami post janvier 2011 dans de larges franges de la population? Pas aussi sûr que cela.
Les chances de ce gouvernement ou de celui qui va lui succéder de faire passer dans les trois années à venir de grandes réformes restent minces aussi longtemps qu’il ne réussira pas à mettre en œuvre une trêve sociale de quelques années avec les partenaires sociaux, ne persuadera pas le peuple de la façon dont il va se comporter pour remplacer la Caisse de compensation, pour vaincre les résistances quant à la nouvelle réforme fiscale, pour assainir et sauver les grandes entreprises publiques où de nombreux acquis sociaux risquent de disparaître, pour lutter efficacement contre la corruption, le commerce parallèle et la contrebande, et pour venir en aide aux classes moyennes et populaires de plus en plus paupérisées face au désengagement de l’État et à la toute prédominance du marché…
C’est au gouvernement et à ses partenaires sociaux de prendre ces questions très au sérieux et d’organiser d’ores et déjà des campagnes d’information pour faire prendre conscience au peuple de ces enjeux dans l’espoir de le voir consentir à des réformes indispensables pour relancer la machine économique du pays et le remettre sur les rails.
Pour sauver la situation dans notre pays et dans les meilleurs délais, il n’y aura pas d’autres solutions qu’un discours franc, responsable et efficace, axé sur l’avenir. Soyons donc à la hauteur et, surtout, travaillons dur pour redonner à notre Tunisie le statut qu’elle a toujours eue sur le plan international : un pays moderne, dynamique, efficace et ouvert sur le monde.
À bon entendeur…
Ancien ambassadeur.
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