Accueil » Tunisie – FMI : Questions légitimes autour d’une réforme à très hauts risques

Tunisie – FMI : Questions légitimes autour d’une réforme à très hauts risques

Passé le cap ardu des réunions avec le Fonds monétaire international (FMI) à Washington début mai 2021 lors desquelles la partie tunisienne avait soumis son nouveau plan de réformes structurelles au Fonds dans l’espoir de parvenir à nouvel accord pour des financements substantiels d’une économie sous perfusion, le gouvernement tunisien devra maintenant plancher sérieusement sans tarder sur la mise au point des détails pratiques de ces réformes avec ses principaux partenaires sociaux : l’UGTT, l’Utica, la société civile…

Par Raouf Chatty *

Les centrales syndicale et patronale doivent avoir aujourd’hui la lucidité d’assumer leurs responsabilités historiques pour favoriser l’adoption, avec le gouvernement, de réformes équilibrées, justes et équitables, mais à haut coût social, tenant compte des intérêts de toutes les parties, le pays ne pouvant plus vivre largement au-dessus de ses moyens sans prendre le risque très sérieux de voir son économie sombrer définitivement.

Le gouvernement doit maintenant convaincre et expliquer point par point de manière claire, arguments et chiffres à l’appui, ce qu’il entend faire et comment il envisage de mettre en pratique les réformes.

Des réformes impératives pour relancer l’économie

Toutes les parties savent aujourd’hui que l’économie nationale, très fatiguée et essoufflée, ne peut plus souffrir d’attente supplémentaire et que les réformes sont impératives pour relancer la machine économique et remettre le pays sur les rails au terme d’une décennie calamiteuse, dominée par une classe politique piteuse, minée et victime de luttes intestines pour le pouvoir… Une décennie aggravée par la pandémie du coronavirus, avec un bilan lourd de plus de 11.000 décès…

Instruit par son expérience difficile des années post 2011 avec la Tunisie, le FMI ne manquera pas cette fois-ci de surveiller de près l’usage que le gouvernement fera des fonds prêtés et de renforcer sa surveillance du déroulement du processus de réformes qui seront engagées selon le calendrier convenu.

Bref, le gouvernement n’aurait plus désormais les coudées franches pour faire ce que bon lui semble. Et dans l’immédiat, de grands chantiers l’attendent. Pour lui, l’enjeu est multiple: 1- réussir à élaborer des réformes équilibrées en conciliant des intérêts divergents, voire contradictoires, tout en veillant à leur assurer la durabilité dans un contexte hostile marqué par de vives résistances de la part de partenaires à fiabilité très variable et de destinataires versatiles; 2- continuer à assainir en profondeur un environnement économique et social chaotique, libérer l’économie de toutes les contraintes, lever les contraintes à l’investissement; et 3- veiller à sauvegarder la stabilité sociale de plus en plus précaire dans un environnement qui sera plus largement marqué par la récession, la dégradation du pouvoir d’achat, la cherté excessive de la vie, la grogne sociale très prévisible d’un peuple très rétif aux réformes qu’il sait très douloureuses pour son quotidien et son avenir… et qui est prêt à en découdre…

Les partenaires sociaux accepteront-ils de lâcher du lest ?

D’autres questions se posent. 1- Le gouvernement en place soumis à de nombreuses contraintes et contrariétés, très affaibli politiquement, amoindri et menacé dans son existence, sera-t-il réellement en mesure de négocier les réformes avec ses partenaires sociaux ? 2- Comment va-t-il procéder avec ses ténors politiques, eux-mêmes de plus en plus fustigés par de larges franges du peuple très mécontentes de leur bilan? 3- Ses partenaires sociaux (l’UGTT et l’Utica) sont-ils réellement disposés à lâcher du lest au risque de mécontenter leurs troupes respectives? A-t-il suffisamment de ressources pour les convaincre ? Des responsables de la centrale syndicale commencent déjà à souffler le chaud et le froid. L’UGTT ayant refusé de se joindre à la délégation gouvernementale qui est partie le 3 mai courant pour Washington…

L’UGTT pourrait-elle prendre le risque de s’aliéner les centaines de milliers d’adhérents, soucieux de sauvegarder leurs acquis et hostiles à tout changement qui menace réellement leurs intérêt, adhérents par ailleurs de moins en moins contrôlables ? Ses cadres sont-ils disposés à sacrifier leurs pouvoirs, positions et intérêts? Idem pour l’Utica qui aura fort à faire avec des centaines de patrons soucieux au premier chef de la pérennité de leurs entreprises et hostiles aux réformes qui pourraient impacter durement la santé financière de celles-ci… Sans oublier les nouveaux riches… sûrement non disposés eux non plus à sacrifier leurs intérêts…

Sur les contenus des réformes, la question se pose de savoir comment le chef du gouvernement va t-il procéder pour concilier les visions et intérêts très divergents des parties en présence sans trop léser les unes et les autres. ?

Dans un contexte de difficultés politiques, économiques, financières et sociales sans précédent, marqué par l’effritement de la classe moyenne, dont des pans entiers sont en train de rejoindre les classes sociales défavorisées, des tensions et des résistances sociales et une méfiance de plus en visible de larges franges du peuple vis-à-vis du pouvoir en place, se pose également la question de savoir comment le gouvernement va-t-il s’y prendre pour faire passer les réformes? Que compte-t-il faire pour remédier à une économie minée par la prolifération de la contrebande, du commerce parallèle et de la corruption, et à leur corollaire, la naissance d’une mafiocratie implantée dans tous les circuits et gérant de gros intérêts dans l’économie souterraine?

Le gouvernement a-t-il envisagé une stratégie d’action en direction des destinataires des réformes : le peuple, les salariés, les entrepreneurs, les corporations…, tout comme à l’égard de ses partenaires : le FMI, l’Union européenne, les autres bailleurs de fonds, le patronat, la centrale syndicale…? Il doit avoir présent à l’esprit les expériences très difficiles voire fâcheuses d’autres pays comme la Grèce, le Portugal et l’Irlande qui avaient, au lendemain de la crise monétaire internationale de 2008, connu des situations similaires?

Engager toutes les parties à partager les sacrifices

Sur toutes ces questions cruciales, nous ne disposons que de bribes d’informations comme par exemple les accords tripartites signés récemment entre le gouvernement, le patronat et le syndicat à l’occasion des discussions à Dar Edhiafa à Carthage, ayant précédé les réunions de Washington, et au terme desquelles des groupes de travail sectoriels ont été créés pour plancher sans délai sur tous les axes des grandes réformes…

Cela est certes bon à prendre, mais il n’est ni suffisant ni à la hauteur des enjeux cruciaux pour l’avenir politique et économique, le développement et la stabilité sociale de la Tunisie.. Le pays allant connaître dans les prochains mois des réformes structurelles importantes de nature à le métamorphoser en profondeur et qui pourraient, si elles s’avèrent déséquilibrées et mises en œuvre de façon hâtive, exposer la stabilité sociale et la paix civile à de grands dangers.

En l’espèce, que pourrait faire le chef du gouvernement pour préparer ces réformes historiques et se préparer à les mettre en œuvre ? Il devra avant tout prendre la mesure et l’ampleur du dossier, écouter attentivement les opinions contradictoires des experts, examiner attentivement la situation, ne pas s’aventurer, connaître les dispositions effectives des Tunisiens à s’accommoder de ces réformes, en mesurer le coût social notamment qu’elles vont engager l’avenir du pays pour des décennies, veiller scrupuleusement à préserver les intérêts, et notamment ceux des classes démunies, privilégier la politique des étapes… et engager toutes les parties à faire montre de patriotisme et de responsabilité pour partager les sacrifices. Pour amortir le choc, il doit également solliciter l’aide de sa diplomatie économique, malheureusement trop en berne. Les pays riches du Golfe, et notamment le Qatar, qui a joué fortement la carte des soulèvements de 2011, pouvant venir en aide à un pays frère traversant des moments extrêmement difficiles.

Pour l’heure, il est fortement recommandé que le chef du gouvernement donne instructions à toutes les administrations et entreprises publiques concernées pour préparer méticuleusement leurs dossiers avec des propositions et alternatives tenant compte de la manière la plus juste des intérêts de toutes les parties comme des intérêts présents et futurs de la nation dans sin ensemble.

Pour ce faire, le chef du gouvernement devra vite charger une personnalité très familière de ces grands dossiers et ayant une expérience nationale et internationale confirmée pour établir une feuille de route et un plan de travail détaillé en prévision des pourparlers en perspectives. Cette personnalité dirigera le processus de négociations avec les partenaires sociaux essentiels, processus qui ne doit pas dépasser quatre mois. L’UGTT sera invitée à lâcher du lest et ne pas se comporter comme lors de la discussion du dossier de la prolongation des dates de départ à la retraite, qui avait pris des années avant d’être enfin bouclé ce qui fit perdre des gains énormes pour les caisses sociales.

Un grand chantier pour l’Etat et une fenêtre d’opportunité pour la nation

Le chef du gouvernement pourrait confier cette mission soit à son ministre de l’Economie et des Finances, soit au gouverneur de la Banque centrale ou de préférence à un des anciens ministres des Finances ou de la Coopération internationale ou à un ancien gouverneur de la Banque centrale.

Détachée des contraintes partisanes et disponible, la personnalité officiellement désignée aura pour mission préalable de soumettre au chef du gouvernement dans un délai de deux semaines une feuille de route où elle expose la façon dont elle entend mener les négociations, leur durée, les parties à inviter, les administrations et les entreprises publiques concernées, les groupes de travail à créer, le nombre de participants dans chaque groupe, leurs présidents, leurs secrétariats, leurs réunions plénières, leurs rapports avec les médias et le public, les accords à signer avec les partenaires sociaux…

Le chef du gouvernement devra également veiller dès maintenant à mettre en place une équipe de communication composée de personnalités qualifiées pour expliquer directement au peuple dans les villes et villages le contenu de ces réformes, leurs objectifs, leurs impacts sur leur quotidien et sur l’économie nationale à court, moyen et long termes et les mobiliser dans un esprit de solidarité nationale et de partage du fardeau.

Des informations doivent leur être fournies sur les mesures accompagnant la suppression de la Caisse de compensation, la réduction des effectifs de la fonction publique et des entreprises publiques, la réforme et la justice fiscales, les nouveaux modes de recouvrement des impôts, le contrôle des prix, etc.

Des réunions périodiques devraient être organisées dans les régions pour mobiliser le peuple autour des réformes adoptées et lui en faire comprendre les enjeux de manière à aplanir sa résistance et à réunir les meilleures conditions pour les faire passer. Un message positif dot également être transmis aux partenaires internationaux de la Tunisie.

Le gouvernement devra veiller sérieusement à éduquer la population à la culture de l’austérité pour lui apprendre à gérer son quotidien et faire face de manière intelligente aux nécessités de la vie. Sans ces mesures, les risques sont grands de voir la population opposer un net refus aux réformes et remettre tout en cause. De grands dérapages ne sont pas à exclure…

Sans cette pédagogie axée sur le contact avec le peuple, ces réformes pourraient même, après leur adoption par les partenaires sociaux, être entravées. Elles pourraient péricliter et aboutir aux effets contraires de ceux recherchés, les partenaires sociaux pouvant au final se rétracter sous le diktat de la rue devenue ces dernières années incontrôlable, comme le patronat sous les ordres des corporations et des intérêts sectaires.

L’essentiel c’est que les discussions gouvernement/partenaires sociaux ne se perdent pas dans les sables mouvants et qu’elles aboutissent à des conclusions équilibrées même si la partie est très délicate et personne ne pourra en prévoir l’issue, sachant que de piètres résultats pourraient aggraver la situation de l’économie nationale et compromettre durablement les chances de notre pays de renouer avec la croissance…

Bref, il s’agit d’un véritable chantier pour l’Etat et pour le chef du gouvernement qu’ils doivent savoir gérer en l’entourant de toutes les précautions. C’est aussi un rendez-vous avec l’Histoire qui marquera nos relations extérieures avec nos partenaires internationaux notamment les institutions de Bretton Woods et l’Union européenne; mais également une fenêtre d’opportunité pour remettre la Tunisie sur les rails dans un monde de plus en plus difficile où il n’y a de place que pour l’intelligence, la méthode, la rigueur, le travail… et où la concurrence entre les nations est plus dure et implacable… Et dans ce contexte, il ne faut s’attendre à des cadeaux d’aucune partie.

À bon entendeur…

* Ancien ambassadeur.

Article du même auteur dans Kapitalis :

La Tunisie est-elle en mesure d’obtenir un accord équilibré avec le FMI ?

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.