Les spécialistes du droit constitutionnel ont tout à fait raison de taxer l’événement survenu à l’occasion de la fête de la république, le 25 juillet 2021, de coup d’Etat. Toutefois, la majorité des jurisconsultes se trompent en renvoyant les phénomènes politiques à des catégories de juridisme formel, tout en omettant que l’essence de la politique est de prévaloir sur la loi. Car dans la majorité des cas, en effet, la loi n’est que la justification d’un rapport de forces qui bénéficie soit à une minorité bien déterminée soit à l’ensemble de la communauté nationale. **
Par Abdelmajid Charfi *
Dans notre cas, la Constitution de 2014 a été rédigée pour profiter au mouvement islamiste Ennahdha et à ses satellites. Ce mouvement est tout à fait conscient qu’il ne représente pas la majorité des Tunisiens et que son poids électoral n’a cessé de régresser pour se réduire à une peau de chagrin. Ceci veut dire simplement que dernier coup d’Etat n’est que le renversement d’un autre coup d’Etat imposé contre l’intérêt général de la nation.
La contre-révolution dirigée par le parti Ennahdha
Ce coup d’Etat (d’Ennahdha, Ndlr) a été réalisé par étapes :
– il a été entamé lorsque le mouvement Ennahdha, en remportant les élections de l’Assemblée nationale constituante, a considéré que son engagement à promulguer la Constitution au terme d’une année n’est qu’un engagement moral, et n’a aucune valeur juridique. Par un tel comportement, il a montré qu’elle n’a pas de morale;
– le putsch s’est poursuivi lorsque le leader d’Ennahdha et celui de Nidaa Tounès ont conclu en secret une alliance qui permet à Béji Caïed Essebsi de briguer la magistrature suprême en dépit de son âge avancé en contrepartie de la participation des islamistes au futur gouvernement, en contradiction flagrante avec leurs déclarations publiques et leurs engagements de campagne auprès des électeurs;
– le putsch sans doute le plus redoutable réside dans le recours par Ennahdha à l’impressionnant financement qu’elle a obtenu auprès de parties étrangères et son utilisation pour acheter les consciences au cours des élections, pour envoyer des jeunes Tunisiens vers les zones de conflit d’Irak et de Syrie et pour encourager la diffusion de la pensée obscurantiste prônée par les cheikhs bédouins et les seigneurs du pétrole;
– le putsch contre l’intérêt national s’est poursuivi avec l’octroi, par Ennahdha, à ses membres de compensations illégitimes pour leur combat contre le régime déchu (un combat sans lien avec les valeurs de liberté, d’égalité et de justice), ainsi que par les recrutements massifs de ses enfants dans la fonction publique, aux postes gouvernementaux, à la tête des entreprises publiques et des différentes structures de l’Etat, sans prise en compte de leurs compétences ; l’objectif étant qu’ils lui servent de cinquième colonne et réalisent ses ambitions;
– parmi les aspects du putsch contre la Révolution du 10 décembre 2010 – 14 janvier 2011, à laquelle les islamistes n’ont pas participé, il y a l’alliance multiforme d’Ennahdha avec les saboteurs de la production de phosphate et de pétrole et avec les lobbies de la corruption, de la contrebande et du commerce parallèle mafieux; et il y a la domestication de la magistrature pour couvrir ses crimes et servir ses intérêts aux dépens des classes démunies.
Tels sont les quelques aspects de la contre-révolution dirigée par le parti Ennahdha, habitée par une utopie moyenâgeuse, glorifiant le régime califal et s’opposant à l’Etat national régi par le droit positif. Tout tourne le dos à la culture démocratique, dont elle ne reconnaît que la forme : l’organisation de partis, des élections et l’établissement des parlements. Ce qui nous amène à rappeler qu’en Grande Bretagne, il n’existe pas une constitution écrite, mais que le pays jouit d’un régime démocratique de référence; et que la République iranienne n’a été jamais un pays démocratique, en dépit de l’organisation d’élections périodiques. Ainsi en est-il également de l’entité sioniste qui, malgré ses prétentions démocratiques, est fondée sur la discrimination ethnique et l’idéologie religieuse.
Un putsch ou un juste retour des choses ?
Au terme de cette brève analyse, il apparaît clairement que le putsch sur le putsch est un juste retour des choses à condition qu’il ne soit pas un alibi pour l’instauration d’un régime militaire ou d’un pouvoir despotique, serait-il éclairé.
Les jours prochains nous diront si nous suivons la bonne route conduisant à la stabilité sociale, à la quiétude morale, à l’essor économique et au progrès civilisationnel, ou bien si les décisions prises par le Président de la République ne seront qu’un revers qui viendrait s’ajouter aux autres, dont l’accumulation nourrit cependant la conscience populaire.
Même si, en cas d’échec, ces décisions venaient à ralentir provisoirement notre marche vers le progrès, elles ne pourraient en aucune manière annihiler les aspirations du peuple à la liberté, à la dignité et sa volonté de renverser les forces qui, sans vergogne, font commerce de la religion et se rangent dans le camp de la réaction.
* Universitaire spécialiste de la civilisation et de la pensée islamiques, professeur émérite à l’université de Tunis.
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