L’idée que le 14 janvier 2011 serait une date qui consacre le triomphe d’Ennahdha et son accession au pouvoir, même si elle a réussi à le récupérer plus tard grâce à des complicités et des soutiens à l’échelle locale, régionale et internationale, sans parler de la faiblesse des forces démocratiques et de l’effritement des forces de gauche peu audibles dans une société arabo-musulmane, cette idée est d’une stupidité remarquable.
Par Faïçal Abroug *
Ce jour là, à l’avenue Habib Bourguiba, à Tunis, il y avait des militantes et des militants de gauche, des défenseurs des droits de l’homme, des syndicalistes, des démocrates de tous bords, des avocates et des avocats drapés de leur robe noire, des médecins de leur blouse blanche, des enseignantes et des enseignants armés de leur cartable, et bien entendu, des citoyens lambda par milliers. Des femmes et des hommes qui n’avaient pour défense que leur foi dans leur cause et une détermination à en découdre avec la dictature. Ce jour là, il n’y avait aucun dirigeant du parti islamiste Ennahdha, dont certains étaient en train de négocier en secret avec le dictateur honni, ni Kaïs Saïed non plus.
L’apothéose d’un long processus historique
Evacuer d’un revers de main, comme l’a fait ce dernier, dès son accession à la magistrature suprême, une date qui, sans être le marqueur d’une véritable révolution: un bouleversement structurel sur le plan socio-économique, politique et culturel, reste un événement important parce que fondateur d’un processus loin d’être linéaire car sujet à tous les risques, à toutes les volontés de récupération, à toutes les manœuvres politiciennes, et dont la maturation exige des années, voire des décennies, comme l’attestent les leçons de l’histoire.
En un mot, le 14 janvier marque l’apothéose d’un long processus historique qui prend source dans le mouvement estudiantin des années 70, en passant par les évènements sanglants du 26 janvier 1978, de la révolte du pain du 3 janvier 1984 ainsi que ceux du Bassin minier en 2008 et le déclenchement de l’insurrection le 17 décembre 2010.
Evacuer donc d’un revers de main cette date c’est non seulement humilier ces dizaines de milliers de personnes qui ont investi, à leurs risques et périls, la rue, à travers tout le pays, dans des mouvements spontanés ou encadrés par les structures syndicales, mais aussi insulter la mémoire de toutes celles et tous ceux qui sont tombés au champ d’honneur et faire montre d’un mépris inacceptable face à la souffrance et à la douleur de leurs familles et de leurs proches.
Atteinte à la mémoire collective et au récit national
Par-delà la querelle des dates qui paraît insignifiante eu égard à l’insignifiance des retombées sur le quotidien du Tunisien embourbé dans les difficultés de l’existence et le mal-être, la portée symbolique des dates ne doit échapper à personne. Réécrire l’histoire à sa guise, par décret, c’est non seulement s’auto-proclamer hagiographe pour s’approprier un pan de l’histoire récente du pays et s’inventer un récit personnel gratifiant alors que personne ne lui connaissait jusque-là, me semble-t-il, un engagement quelconque fût-ce la signature d’une pétition; mais il s’agit aussi d’une lecture idéologique et politique de l’histoire qui biaise toute approche objective d’un événement important voire fondateur et potentiellement structurant dont dépendrait le devenir du pays, celle-là même qui relève des compétences de l’historien. Faut-il ajouter que c’est également une atteinte à la mémoire collective et au récit national?
Faut-il souligner que c’est une décision unilatérale aussi arbitraire qu’inutile, une maladresse politique qui n’a fait qu’ouvrir une brèche dans laquelle le parti islamiste Ennahdha et les formations politiques alliées (quant aux petits partis de gauche c’est une autre histoire) n’ont pas tardé à s’engouffrer en organisant, à l’avenue Habib Bourguiba, une manifestation en guise de commémoration de cet événement, mettant insidieusement Kaïs Saïed au pied du mur, provoquant une répression policière violente, comme en attestent les images choquantes qui ont fait immédiatement, sur différents supports, le tour du monde, au grand bonheur des opposants de Kaïs Saïed, toutes tendances confondues.
Ceux qui vendent leur âme au diable
Cela dit, s’il est légitime de s’opposer à Kaïs Saïed dont, on doit reconnaître le mérite d’avoir mis fin à une débâcle qui a perduré pendant une décennie même si parmi ceux qui ont applaudi des mains et des pieds les mesures du 25 juillet 2021 nombreux sont ceux qui sont en train de déchanter compte tenu de la confusion qui caractérise l’action politique du président de la république, le flou qui entoure son projet économique, social et politique, l’absence d’un gouvernement crédible et surtout la redondance obsessionnelle, à la limite du délire, qui imprime un discours crispé, violent et clivant, truffé d’accusations hasardeuses, d’insultes à l’encontre de ses adversaires qu’il désigne pêle-mêle par le pronom personnel arabe indéfini: «hom» (ils, eux), discours traversé, dans un arabe classique aussi factice qu’agaçant, par une métaphore animalière dévalorisant «l’autre»; s’il est légitime de dénoncer toute dérive, toute volonté autoritariste de mainmise sur les institutions de l’Etat, comme l’exige toute vigilance citoyenne et toute forme de contre-pouvoir, il est contre nature, pour un progressiste ou un démocrate qui se respecte, de vendre son âme au diable et de «s’acoquiner» directement ou indirectement avec l’islam politique dont le projet moyenâgeux est par essence aux antipodes de tout projet démocratique, progressiste et laïque.
D’un autre côté, il est malsain de se réjouir, surtout quand on se prétend défenseur de l’Etat de droit, des déboires de ses adversaires voire de ses ennemis au point de justifier, en reprenant bêtement à son compte, des arguments juridiques et sanitaires qui ne sont en fait qu’un habillage grotesque d’une décision politique, une répression policière violente dont les opposants politiques aux différents régimes en place ont toujours fait les frais depuis un demi-siecle: justifier une répression c’est justifier toutes les répressions.
Si la religion est l’opium du peuple le populisme est un jeu de dupes.
* Enseignant.
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