Sept mois se sont écoulés depuis le 25 juillet 2021, date à laquelle Kaïs Saïed a sifflé la fin de la récréation en gelant le parlement et en limogeant le gouvernement de Hichem Mechichi. Et malgré l’espoir suscité par la prise de ces mesures exceptionnelles, notre quotidien n’a pas changé d’un iota. Et pour cause, la Tunisie continue à patiner. Elle est même passée de charybde en scylla. A la pénurie des médicaments vient s’ajouter celle des denrées alimentaires de base. Pour ne rien arranger, la guerre russo-ukrainienne et ses effets délétères, la flambée du prix de pétrole et le déficit sur le marché de blé, rajoutent une couche à notre désarroi et compliquent encore plus notre existence.
Par Adel Zouaoui *
Et pourtant, face à la sinistrose de plus en plus ambiante, le président de la république n’a d’yeux que pour la consultation nationale, qui s’est achevée hier, samedi 19 mars à 24h00. Il voulait la voir aboutir coûte que coûte. Et pour ce faire, il fallait qu’une majorité de citoyens y adhèrent. Sauf que ces derniers ne semblent pas s’y être intéressé pour autant, puisqu’ils ont été «seulement» 500 000 à y participer. Ils ont l’esprit ailleurs, dans leur petit couffin et dans leurs soucis du quotidien.
Je t’aime moi non plus
Comment expliquer cependant que ce même peuple, qui a massivement apporté son soutien à Kaïs Saïed, s’abstient de répondre à sa demande la plus pressante, celle de participer à la consultation nationale. Or, il ne semblent pas l’avoir suivi dans cette opération. Ce décalage est tellement paradoxal qu’il a fini par faire croire au président de la république qu’il y avait anguille sous roche.
Pourquoi donc pareil décalage entre soutien massif et désobéissance tout aussi massive? La réponse pourrait se trouver dans l’une des réflexions de la philosophe allemande Hannah Arendt (1906-1975). Pour la philosophe quand on ment au peuple en permanence, on le prive de sa capacité de penser, de juger, de discerner et d’agir. Et pour avoir menti aux Tunisiens pendant dix longues années, les responsables politiques ont fait d’eux un peuple sans âme, sans caractère et sans repères, un peuple qui ne peut plus rien croire, ni se faire une opinion sur quoi que ce soit.
Paradoxalement, les taux élevés des intentions de vote en faveur du président ne font que renforcer cette même idée d’apathie responsable de l’engourdissement de la pensée générale.
En effet, dans ce pandémonium indescriptible, qu’est devenue la vie politique en Tunisie, on se refuse de réfléchir puisqu’on croit mordicus, à tort ou à raison, que tous les acteurs politiques sont les mêmes. On se rabat par conséquent sur celui qu’on considère le moins mauvais. C’est ainsi que Kaïs Saïed est devenu, à son insu, une sorte de pis-aller vers lequel on s’est rué sans se poser trop de questions. Un président élu sur des slogans et sans programme aucun ne peut être qu’une bizarrerie dans une société qui se veut démocratique.
Dans les démocraties où les citoyens prennent tout leur temps pour choisir leurs élus et les programmes à travers lesquels ils s’identifient le plus, aucun candidat et aucun parti ne peuvent se prévaloir d’une unanimité écrasante. Souvent, les résultats du vote ou de ses intentions se tiennent dans un mouchoir de poche.
Le peuple veut, mais quoi au juste ?
«Echaab yourid» (le peuple veut) est le slogan révolutionnaire qu’a choisi Kaïs Saïed pendant toute sa campagne électorale. Et il continue à le marteler comme un mantra dans presque tous ses discours. Mais que veut le peuple réellement? Pour le savoir, Kaïs Saïed l’invite à s’inscrire sur la plateforme électronique dédiée à la consultation nationale pour s’exprimer sur ses choix, son avenir et la façon avec laquelle il veut être gouverné. Les résultats devraient donner matière à l’élaboration d’une nouvelle constitution. Mais pas seulement…
Mais à quel peuple le président de la république s’adresse-t-il? Certes, nous sommes un seul peuple mais avons-nous les mêmes choix, les mêmes sensibilités, les mêmes orientations idéologiques, la même façon de réfléchir?
Il va sans dire que la Tunisie n’est ni le Liban, ni l’Irak, ni l’Inde où plusieurs ethnies et confessions coexistent et où des frictions ou même des guerres fratricides éclatent. Il est vrai qu’au-delà de nos différents accents locaux et de nos diverses coutumes régionales, nous demeurons un seul peuple uni et indivisible. Nous parlons la même langue, appartenons au même rite malékite et défendons les mêmes couleurs nationales.
Sauf que bien que nous soyons indivisibles, nous sommes aussi multiples. Et nous le sommes véritablement de par nos classes sociales, nos catégories professionnelles, nos niveaux d’instruction, notre promptitude à s’arcbouter sur nos identités ou au contraire à s’ouvrir sur des différentes altérités.
Comme partout dans d’autres pays, il y a la Tunisie d’en bas, celle d’en haut, celle de droite, celle du centre et celle de gauche. Il y a aussi celle des nantis, celle des sans-le-sou, celle des lettrés et des illettrés, celle profondément enracinée dans sa petite géographie locale et celle des expatriés, de la diaspora et des horizons lointains. Celle de la campagne et celle des villes, celle des jeunes et des moins jeunes
Si toute la Tunisie s’exprimait sur ses attentes et ses préférences, et sur la façon dont elle veut être gouvernée on se retrouverait face à un pot pourri de propositions aussi bien contradictoires que diverses. Comment peut-on alors faire la synthèse de tout ce qui sera exprimé sans pour autant tomber dans contradictions criardes et dans des illogismes saugrenus? Comment enfin peut-on nous donner satisfaction en tenant compte de nos différences sociales culturelles et professionnelles. Une manœuvre qui relèverait d’une quadrature du cercle
Une nouvelle constitution compromettante pour l’Etat
Si Kaïs Saïed s’est obstiné à interroger le peuple sur ses choix, c’est qu’il est, lui-même, en train de chercher un prétexte sur lequel il s’appuierait pour changer la façon avec laquelle nous sommes gouvernés. Son dessein est celui de renverser la pyramide du pouvoir. Vu sous cet angle, posons-nous la question suivante : qui veut, est ce Kaïs Saïed ou le peuple, ou alors Kaïs Saïed à travers le peuple ?
Last but not the least, si on confie le pouvoir au peuple, ce dernier est-il réellement capable de l’exercer? Avec un million d’enfants en décrochage scolaire depuis 2010, un système éducatif défaillant, deux millions d’analphabètes, une absence flagrante du sens de la citoyenneté qu’un demi-million de Tunisiens dépourvus de cartes d’identité atteste, un tribalisme dont le spectre n’a pas tout à fait été éradiqué et qui peut refaire surface à n’importe quel incident, confier le pouvoir exécutif ou décisionnel au bon peuple ne risque-t-il pas de compromettre l’Etat et ses institutions ?
Souvenons-nous des affrontements sanglants ayant eu lieu à Aïn Skhouna, le 13 décembre 2020, autour d’un territoire faisant l’objet d’un litige foncier entre des habitants de Douz (gouvernorat de Kébili) et de Béni Khedach (gouvernorat de Médenine).
Finalement le peuple n’a-t-il pas besoin de ses élites pour pouvoir se développer et progresser? laquelle élite ne peut par essence s’inscrire que dans la verticalité.
Le Code du statut personnel (CSP) promulgué le 13 août 1957 n’est-il pas une preuve irréfragable de la contribution qu’une élite peut apporter à la nation à laquelle elle appartient ? Lequel statut continue d’occuper dans la région arabe et maghrébine une place tout à fait exceptionnelle de par la série de lois progressistes qu’il a apportée à la société tunisienne.
Les erreurs logiques de Kaïes Saïed
La première erreur est celle liée au temps. Si le président de la république est dans le temps long, celui de la réflexion, le peuple, lui, est dans l’urgence de trouver des solutions à ses propres besoins les plus immédiats.
La deuxième erreur est liée au raisonnement par l’absurde. En voulant confier le pouvoir au peuple, Kaïs Saïed pense pouvoir épurer la société de tous ceux qui la pervertissent, en l’occurrence les corrompus, les corrupteurs, les comploteurs, les spéculateurs, les voleurs de l’argent du peuple. Par ailleurs, ce qu’il oublie c’est que ceux-là même ne viennent pas de la planète Mars. Ils font partie de cette même société, tapis dans ses interstices.
La troisième erreur concerne l’évaluation erronée de ce qui s’est passé pendant les dix dernières années. Pour défendre ses convictions, le président de la république essentialise l’échec de l’expérience de la démocratie représentative en Tunisie depuis le 14 janvier 2011. Ce qu’il oublie par ailleurs c’est que la démocratie, la vraie, l’authentique n’a pas vu le jour sous nos cieux. Celle à laquelle on nous a fait croire était illusoire, fausse et mensongère et n’avait servi en fin de compte que les intérêts des partis politiques et de leurs chefs de file, et pas ceux du peuple.
Partant de ce postulat dont il est le seul auteur, Kaïs Saïed préconise à mettre en pratique sa propre vision du pouvoir, laquelle est à la limite de la fantasmagorie, et qui pourrait s’avérer lourde de conséquences pour l’avenir de la Tunisie. C’est comme si Kaïs Saïed se pense, comme d’autres avant lui, être investi d’une mission messianique. D’ailleurs, lui et ses thuriféraires pensent pouvoir réaliser une révolution des idées politiques non pas en Tunisie mais dans le monde. Ne s’en sont-ils pas pris aux puissances étrangères et même aux agences de notations internationales?
Pour conclure, le président de la république se doit de se garder de faire table rase du passé de la Tunisie. Il doit préserver nos acquis et même les consolider. Sa fébrilité vis-à- vis des évènements clés de notre récit national est plus qu’inquiétante. S’abriter derrière le projet de la consultation nationale pour affaiblir l’Etat et diluer son pouvoir à travers des comités locaux et régionaux à travers tout le pays serait une erreur dramatique. Un coup de grâce pour ce qui reste d’Etat dans notre pays.
La Tunisie à laquelle nous aspirons vivre, nous la voulons républicaine, libre, démocratique, juste, égalitaire envers les sexes et les minorités, respectueuse des institutions étatiques, des partis politiques et des corps intermédiaires, moderne, universelle, ouverte sur le monde et sur les altérités et de surcroît pacifique raisonnable et censée. Tenter la remodeler à son image reviendrait à s’essouffler à sculpter la fumée.
* Ancien haut cadre du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique.
Article du même auteur dans Kapitalis :
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