Dans le marché de la ville, assis à son commerce comme il l’a toujours fait, Abou Bakr était pensif. Sa désignation en tant que vicaire du prophète de Dieu n’avait rien changé encore pour lui et il gardait ses habitudes.
Par Farhat Othman
On était samedi; la veille, il s’était teint la tête et la barbe et avait présidé la prière de groupe du vendredi. Entre sa maison sur les hauteurs de la ville et le centre de Médine, il continuait à faire l’aller-retour, à pied souvent, à cheval par moments, venant toujours vendre, acheter. Outre la mercerie, il n’a pas arrêté, non plus, de s’occuper de son troupeau d’ovins et de traire lui-même ses chèvres et brebis.
Tiendrait-il ainsi plus longtemps, plus de six mois ? il ne le pensait plus. Le commerce ne pouvait se cumuler avec la gestion des intérêts de la communauté, il en était persuadé, désormais. L’investissement total pour remplir dignement sa charge devenait de rigueur, d’autant plus que la situation était grave.
Les idées d’Abou Bakr vagabondaient, son regard se projetait de la petite cité orpheline de son chef aux parages en ébullition, tout autour. Il n’était pas qualifié par sa tribu d’érudit pour rien ; sa science de la généalogie et des lignées arabes, sa connaissance pointue des faits et des événements du temps passé, outre sa prescience, en faisait un véritable sage au regard pertinent, aux vues judicieuses.
Plus que jamais, il avait désormais besoin de ces qualités unanimement reconnues. L’islam était en danger ; la mort de leur guide avait fait vaciller leur foi aux Arabes ! Avant même son décès, déjà, le prophète eut à faire face à des apostats en plus des mécréants arabes qu’il cherchait à convertir à l’Islam tantôt par la raison, tantôt par l’argent et enfin par la force des armes.
Que de chemin parcouru depuis l’apparition de la nouvelle religion à La Mecque, dans le centre-est de la péninsule arabique, au milieu de la province du Hijaz ! L’islam s’installa officiellement à Médine depuis la fuite du prophète en l’an 622, dite Hijra ou Émigration. Parti de nuit, fuyant les siens qui en étaient venus enfin à attenter à sa vie, Mohamed avait pris Abou Bakr pour compagnon de route, jusqu’à l’ancienne Yathrib, au nord de La Mecque, où les tribus arabes autres que juives attendaient une venue appelée de leurs vœux.
La péninsule arabique était loin d’être un foyer exclusif de paganisme. Parmi les Arabes, il y avait de nombreux israélites attachés au judaïsme ainsi que des chrétiens non moins fiers de leur religion. Si, au Hijaz, les Arabes polythéistes étaient nombreux, les Arabes judaïques et chrétiens se retrouvaient à ses confins, aussi bien au sud, au Yémen, qu’au nord, vers l’Irak, et sur tout le pourtour méditerranéen. Il y avait aussi nombre d’autres croyances, un véritable patchwork de confessions, chacun optant pour la foi que sa liberté lui faisait choisir quitte à en changer au gré de ses humeurs ou de ses convictions.
À Yathrib, devenue Médine, assez nombreuses étaient les tribus arabes juives avant l’installation officielle du prophète. Au demeurant, ce fut pour contrebalancer leur puissance tout aussi que pour unir leurs propres forces que les tribus des Aws et des Khazraj – appelées, depuis les Renforts – adhérèrent au message du prophète et le reçurent dans leur ville.
L’Arabie était le royaume des tribus; dans un désert aride parsemé d’un chapelet d’oasis, la solidarité ethnique faisait loi. Mais, dans les quelques tribus sédentarisées, la lutte pour le pouvoir et son corollaire, la politique des alliances, pouvait occulter la prééminence du sang ; c’était le cas à La Mecque dont la principale tribu, Qoraïch, avec ses divers clans rivaux mais solidaires, s’adonnait au commerce, aux affaires, et avait besoin de pacifier ses voies moyennant des pactes et des liens de diverses natures.
Chez les nomades, condamnés à être les maîtres du désert pour survivre, ils avaient les mœurs guerrières, corollaire d’une propension atavique vers la liberté absolue comme idéal suprême de vie. Leur existence était rythmée de razzias, de rançons, et d’asservissement, et il n’y avait pas de place aux faibles. Hors les rapports de paix découlant des pactes à la valeur sacrée, aussi rapides à être célébrés solennellement qu’à se défaire au gré des intérêts, la guerre permanente était la constante de ce mode de vie. De rares moments de concorde ou de paix existaient toutefois, limités aux temps des pâturages, moments éphémères de cohabitation pour les tribus lors des transhumances, ou aux mois sacrés réservés au pèlerinage ou au commerce dans les quelques marchés connus et courus. Tous ces moments, supposés être de paix, où les armes et les querelles se taisent pour un temps, laissaient place à la vie et à la poésie, autre façon de survivre, mais des armes de l’éloquence cette fois-ci.
S’il apporta à la majorité de ces peuples la religion qui leur manquait, les faisant même se sentir inférieurs par rapport aux autres Arabes, gens de l’Écriture, parmi les juifs et les chrétiens, l’avènement de l’Islam ne fut pour certaines tribus belliqueuses qu’une façon nouvelle de s’adonner à leur mode de vie ancestral, le marquant tout juste d’un idéal nouveau.
Ainsi étaient-elles plus sensibles à la forme de la nouvelle religion qu’à son fond, moins attachées à ses principes qu’au surcroît de prestige, de puissance et de gains qu’elle leur apportait. Aussi, leurs batailles et leurs razzias continuaient-elles sous le couvert d’une légitimation nouvelle. Mais, grâce à l’unité réalisée autour de la personne du prophète et, à travers lui, d’un Seigneur tutélaire : Dieu, le seul qu’ils acceptaient de servir sans se sentir diminués, leur force fut décuplée et leurs butins plus importants.
Chez nombre de ces tribus — et plus elles étaient nomades, plus le phénomène prenait l’aspect de l’évidence — Mohamed avait davantage le rang d’un chef de guerre que celui d’un prophète. Et même pour qui admettait cette qualité, on l’assimilait alors volontiers à un devin ou un magicien dont on avait bien davantage l’habitude, chaque tribu possédant au moins le sien.
Au reste, si sa personne avait fini par revêtir un caractère sacré pour la plupart de ses disciples, cela ne fut ni automatique ni généralisé. Lors de la célèbre bataille d’Ohoud perdue face à sa tribu Qoraïch, il fut abandonné par la plupart de ses plus proches, ne se retrouvant qu’avec de très rares fidèles. De la vie même de Mohamed, il arriva à pas mal de tribus de rechigner à l’accomplissement de certains dogmes de la nouvelle religion comme l’aumône légale ou impôt.
Nombre de personnes, à la recherche de prestige, de gloire ou simplement dans le prolongement de la pratique fort répandue des arts divinatoires, prétendirent même s’offrir une part de ce qu’elles voulurent considérer comme un gâteau prophétique. Depuis les plus célèbres d’entre tous, le duo Chikk et Satih — le premier, une moitié d’homme ne possédant qu’un oeil, un seul bras et une unique jambe, et le second, un cul-de-jatte —, les augures, mages, aruspices, sibylles et pythonisses n’ont jamais manqué en terre d’Arabie. De là à prétendre à la prophétie, il n’y avait qu’un pas que d’aucuns sautaient bien allègrement.
Mais si certains, comme ces deux-là, étaient sages et pouvaient mériter le respect général, ne serait-ce que pour leur vision juste et avisée du monde et des choses humaines, croyant dans une osmose entre l’univers des vivants incarnés et celui des esprits désincarnés, la plupart arrivait à peine à leur hauteur, leurs prétentions au pouvoir ou aux biens terrestres les retenant au ras de leurs élucubrations.
Ce fut du Yémen, terre de haute civilisation où l’on situe les ancêtres des Arabes qui se sont disséminés par la suite sur les terres d’Arabie, que vint la manifestation la plus en vue d’une prétention pareille, la toute première apostasie de la vie même du prophète.
En cette contrée où les tribus s’étaient assez tôt sédentarisées en des villes de goût et de prestige à la culture déjà raffinée, la religion hébraïque était fort répandue et on assistait à des querelles de religions entre juifs et chrétiens de tradition. Ce fut, au reste, la persécution des chrétiens par les chefs arabes de confession juive de Najrane qui entraîna l’occupation de la région par les troupes chrétiennes venues d’Abyssinie au sixième siècle de l’ère commune, quelque cent ans avant l’apparition de l’islam, une période de troubles se prolongeant, ayant assez vite fait d’effacer le lustre et la puissance d’antan.
À suivre…
«Aux origines de l’islam : Succession du prophète, ombres et lumières», Farhat Othman, éd. Afrique Orient 2015.
Précédents épisodes :
Roman-feuilleton du Ramadan : «Aux origines de l’islam» : Et sourde la contestation ! (2/2)
Roman-feuilleton du Ramadan : «Aux origines de l’islam» : Et sourde la contestation ! (1/2)
Roman-feuilleton du Ramadan : «Aux origines de l’islam» : Coup de force au préau (2-2)
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