Tunisie : Kaïs Saïed et la fable de la réconciliation pénale

Le problème avec le président de la république Kaïs Saïed c’est qu’il s’accroche – pour ne pas avouer qu’il s’était gouré – aux bonnes mauvaises idées qu’il a exprimées sans trop se soucier des conditions de leur mise en œuvre ou même parfois de leur degré de faisabilité. C’est le cas, par exemple, de ce qu’il a appelé la réconciliation pénale pour restituer aux Tunisiens l’argent dont ils auraient été spoliés, un dossier sur lequel il n’a enregistré aucune avancée.

Par Imed Bahri

Cette idée, il l’avait exprimée pour la première fois en 2011, quand il était un simple analyste de l’actualité nationale souvent invité à donner son avis sur les chaînes de télévision locales. Il en avait aussi vaguement parlé lors de sa campagne pour la présidentielle en 2019. Et malgré les réserves qu’elle suscita chez les experts judiciaires et financiers, d’autant que les montants des fonds soi-disant spoliés aux Tunisiens qu’il citait étaient fantaisistes car datés, dépassés ou carrément inexistants, M. Saïed, dont l’obstination n’est pas le moindre défaut, a continué à croire à ce serpent de mer. Et comme, déformation professionnelle oblige (il enseignait le droit à l’université), il ne sait faire que des lois et pense que tous les problèmes de la société se règlent ainsi, il a fait promulguer un décret-loi censé mettre en œuvre cette antienne.

La mayonnaise tarde à prendre

Le décret-loi sur la réconciliation pénale a été promulgué le 20 mars dernier. Il comprend 50 articles qui définissent les crimes financiers et économiques ayant conduit à un enrichissement illicite et affecté les ressources de l’Etat, des collectivités locales, des structures publiques ou d’autres parties.

Depuis la promulgation de ce décret-loi, le président Saïed ne cesse d’appeler la cheffe du gouvernement et les membres concernés de son cabinet à prendre les mesures nécessaires pour sa mise en œuvre.

Le problème c’est que la mayonnaise tarde à prendre, car, telle quelle, ladite loi est inapplicable et qu’elle nécessite un important travail préparatoire, judiciaire et financier, pour établir (ou actualiser) les listes des personnes ayant spolié les Tunisiens, les montants qu’elles sont censées restituer à l’Etat, les modalités de recours dont elles disposent contre les décisions administratives et/ou judiciaires les concernant, les conditions pratiques de la restitution ordonnée et de l’utilisation des fonds une fois rentrées dans les caisses de l’Etat (rentreraient-ils un jour?), etc…

On ne va tout de même pas commencer à distribuer de l’argent qu’on n’a pas encore collecté aux partisans de M. Saïed, qui s’impatientent, s’agitent et demandent leur part du gâteau ainsi promis !

La faute aux juges ripoux

Quant aux collaborateurs de M. Saïed, ils savent opiner de la tête et courber l’échine quand ce dernier les sermonne, mais ils n’osent pas lui expliquer la réalité des choses : ce qui est faisable et ce qui ne l’est pas, et les énormes difficultés de toutes sortes que sa vraie fausse bonne idée pose en pratique.

Hier, vendredi 16 septembre 2022, ce fut au tour de la ministre de la Justice Leila Jaffel de se faire rappeler à l’ordre parce que ses services ont tardé à mettre en œuvre ladite loi. «Le président Saïed a insisté sur le rôle des juges dans la juste application de la loi, sans aucune autre considération», lit-on dans un communiqué de la présidence de la république, qui ajoute que «l’Etat de droit n’a aucun sens si la fonction judiciaire est perturbée», tout en soulignant «la ferme détermination (du chef de l’Etat, Ndlr) de nettoyer le pays de tous ceux qui y ont semé le chaos depuis plusieurs années.»

Et là, on retrouve deux autres antiennes chères au chef de l’Etat, qu’il aime d’ailleurs nous servir à tout bout de champ, et qui lui valent une certaine popularité auprès d’une opinion publique haineuse et revancharde :

  1. ce sont les juges corrompus qui traînent les pieds, rechignent à ouvrir les dossiers et à faire triompher la justice (traduire : la loi de M. Saïed est bonne en soi mais ce sont des saboteurs, qui plus est, salariés de l’Etat, qui refusent de l’appliquer);
  2. M. Saïed est déterminé à combattre la corruption, à sanctionner les corrompus et à assainir le pays, mais s’il ne parvient à réaliser aucune avancée notable sur cette voie, c’est parce qu’il est empêché par les «ennemis du peuple».

Ces couleuvres qu’on avale avec appétit

Il reste cependant une question à ce propos qu’on aimerait bien poser au locataire du palais de Carthage: il tient aujourd’hui dans ses mains tous les leviers de la puissance publique (il gouverne par décret, une facilité dont rêve tout chef d’Etat), qu’est-ce qui donc l’empêche de sanctionner ces «ennemis du peuple» tapis dans les interstices d’une administration dont il est le premier responsable ?

Le problème ne réside pas, on l’a compris, dans le fait que M. Saïed continue de recourir à ces subterfuges démagogiques auxquels recourent du reste tous les dirigeants populistes à travers le monde pour justifier leur maigre bilan. Le problème est à chercher du côté de ces nombreux Tunisiens qui continuent d’avaler les couleuvres qu’on leur sert à tous les repas avec un rare appétit !     

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