Il est temps d’assainir le secteur de l’édition, de mettre fin à la logique perverse de l’Etat-éditeur et la boite noire du financement public de l’édition.
Par Karim Ben Smail *
Depuis quelque temps, le (tout) petit milieu de l’édition en Tunisie est agité de soubresauts singuliers. La lettre ouverte des éditeurs à Mme la ministre de la Culture, adressée il y a quelques mois, qui réclamait plus de transparence dans la gestion des budgets publics, doit y être pour quelque chose. Celle-ci a visiblement décidé de ne plus se fier uniquement à une machine administrative sclérosée dont les «conseils» l’ont menée à être convoquée par une commission parlementaire, et à défendre le ministère sur les plateaux TV. C’est une bonne chose.
C’est donc la saison des grandes consultations professionnelles, et je me suis retrouvé, vendredi, dans une réunion entre les acteurs du livre et les principaux décideurs «livre» du ministère de la Culture. Quatre heures et demie de débats ont fini par avoir raison de notre hôte Raja Ben Slama, directrice de la Bibliothèque nationale (BN), qui nous a laissé la salle pour rejoindre des lieux sans doute plus ramadanesques, je la comprends, et la remercie pour son invitation.
Il y avait là des éditeurs de nature très différente, des auteurs, des fonctionnaires, des distributeurs, des journalistes, des étudiants… Et comme souvent quand les participants sont trop divers, les débats trop larges, on aboutit à peu de choses constructives.
Huit propositions réalisables sur le court terme
Cette rencontre était supposée entériner 8 propositions réalisables sur le court terme par le ministère afin de «sauver» le secteur:
1/ la création d’un Centre national du livre (CNL);
2/ l’augmentation du soutien aux «jeunes auteurs» par le mécanisme de l’achat automatique de livres;
3/ l’augmentation des budgets consacrés au livre;
4/ la création d’une structure nationale de distribution;
5/ l’augmentation de l’aide à la présence des éditeurs dans les foires internationales;
6/ des accords spéciaux avec la poste en ce qui concerne les tarifs d’envoi de livres;
7/ des conventions avec les médias pour une plus grande présence des livres;
8/clarification des critères du fonds d’aide à l’édition, qui est un des outils de soutien aux éditeurs.
Aucun de ces points n’a été soulevé et nous avons surtout assisté, à de rares exceptions près, à de longues prises de parole, sur des sujets trop généralistes ou trop particuliers, la moitié des intervenants plaidant pour leur paroisse, l’autre traitant de thèmes tellement surréalistes qu’ils ne faisaient que révéler leur ignorance des réalités de notre métier.
Quelques réserves tout de même
Peut être qu’il n’y avait pas grand-chose à dire sur ces 8 points, sinon que
– la création d’un CNL sur le modèle français est une ancienne réclamation du secteur, qui n’est certainement pas réalisable dans l’immédiat;
– qu’aux yeux d’un éditeur, les «jeunes auteurs» ne valent ni plus ni moins que les «vieux». On confond éducation et édition. A titre d’exemple, le best-seller de Cérès depuis 5 ans est un livre écrit par un homme de plus de 80 ans (‘‘Histoire de la Tunisie’’, de feu Habib Boulares);
– qu’au lieu de réclamer toujours plus d’argent à un Etat exsangue qui se demande tous les mois s’il va pouvoir payer ses fonctionnaires, il est préférable de réclamer une meilleure gestion des budgets existants;
– que la création d’une nouvelle STD (Société tunisienne de distribution) est une aberration sans nom, qui, si elle était réalisable, n’aboutirait qu’à créer un champignon administratif de plus, nourri aux budgets de l’Etat;
– et que la convention avec les médias est une idée d’un autre âge, celui de la presse dirigée, aux ordres de l’ATCE. On ne peut plus forcer un journaliste à publier. C’est une idée dangereuse et d’ailleurs inutile: la multiplication des médias est telle que nous n’avons jamais eu autant accès aux plateaux TV et aux colonnes des news qu’en ce moment, les contenus sont rares et les éditeurs sont sollicités par les médias.
Que dire alors à ce ministère qui nous tend le micro? Je souhaite ici dire ce que devrait être à notre sens la première, et peut-être la seule requête raisonnable que les éditeurs devraient soumettre à une autorité de tutelle enfin attentive. Cette requête tient en un mot: transparence.
Il est illusoire de réclamer, je cite de mémoire: la collaboration entre ministères dans le domaine du livre, la création de bibliothèques publiques dans toutes les régions (et dans les prisons, et dans les hôpitaux…), la création de prix du meilleur poète (et le paiement de ses voyages!), la création d’un conseil des ministres annuel sur le livre, l’augmentation des budgets du ministère, la création de commissions de réflexion sur tel ou tel problématique du secteur, puis d’une autre commission pour le suivi des travaux de la première! etc. Toutes ces demandes sont vouées à finir dans les tiroirs à coup de «oui bien sûr, nous prenons note».
Une seule requête : la transparence
Transparence en ce qui concerne la gestion des budgets actuels du ministère, et qui sont destinés au livre, cela signifie la publication de l’ensemble des informations concernant:
– les participations aux foires (le fiasco de la participation tunisienne au récent Salon du livre de Genève n’a pour l’instant donné lieu à aucune publication de données chiffrées);
– la fin de l’Etat éditeur: l’Etat, via ses instituts, centres et agences est le premier éditeur du pays, ce qui est une aberration toxique qui étouffe le secteur de l’édition à plusieurs titres: livres coûteux, pratiquement jamais commercialisés, faits en dépit du bon sens, qu’il soit éditorial, esthétique, économique ou scientifique; l’Etat est un mauvais éditeur, qui fait de mauvais livres, et qui les fait sur le budget public. Il n’est tenu à aucune loi du marché, accapare auteurs et subventions étatiques, il n’a – contrairement au secteur privé – aucune obligation de résultat. L’Etat, et principalement le ministère de la Culture, est le concurrent déloyal des éditeurs privés… Qu’il est supposé soutenir! Quand les chiffres du financement de l’édition officielle seront publics, il sera enfin possible de préciser les budgets ainsi auto-consommés et qui manquent tant à la profession;
– les divers aides et soutiens mis à la disposition des éditeurs tunisiens, commissions d’achat, de financement du papier, d’aide à l’édition, de recommandation à l’édition… Qui siège dans ces commissions, quels sont les budgets, quels sont les critères d’attribution, quels livres ont été soumis, par quel éditeur, quels sont les décisions d’attributions? On apprend ainsi que plus de 1500 titres ont été soumis à la commission d’achat du ministère pour le premier semestre de 2016! 1500 titres… plus de titres en 6 mois que l’ensemble des titres parus à Cérès et à Sud éditions pendant le quasi siècle de leurs existences cumulées. Qui sont donc ces éditeurs si prolixes et dont on ne voit jamais un titre en librairie? Ce chiffre démontre que le mécanisme de l’aide à la publication est au mieux obsolète, au pire il ouvre la voie à tous les excès. Rappelons qu’il s’agit d’argent public.
Faire meilleur usage de l’argent public
Les représentants du ministère ont apporté un début de réponse. Concernant les achats ministériels, le directeur du livre au ministère de la Culture a exprimé les limites de son administration: «Nous sommes tenus de répondre aux demandes des éditeurs, mais il faut savoir que cette profession est régie par un simple cahier des charges, et que nous sommes par exemple sollicités par quantité de retraités qui s’improvisent éditeurs, et ne publient que leurs propre livres… C’est à la profession de réguler le métier, pas au ministère!».
Youssef Ben Brahim, chef de cabinet du ministère de la Culture, a pour sa part relevé l’impossibilité pour le ministère de trier qualitativement 1500 ouvrages. «Je m’en remets au professionnalisme des éditeurs!». Il n’a pas tort. Monia Masmoudi (Sud éditions) lui a cependant rappelé que ces livres étaient destinés aux bibliothèques publiques, et que la responsabilité du ministère dans le choix des titres était donc engagée. Avant elle Moncef Chebbi (Arabesques éditions) avait déjà évoqué cette responsabilité. «On ne peut pas s’attendre à ce que les jeunes tunisiens respectent le livre si on les abreuve de mauvais livres…».
M. Ben Brahim a rappelé que l’Etat était désormais légalement obligé de se soumettre à la transparence publique, et que le ministère va mettre en ligne sous peu (quand?) toutes ces données, dans le cadre de «l’open data» annoncée cette année par sa ministre.
Il a également observé que l’Union des éditeurs était représentée à ces diverses commissions et qu’elle avait la possibilité – l’obligation? – de transmettre ces informations à ses membres; ce qu’elle n’a, à ma connaissance, jamais fait. Le président de l’Union des éditeurs n’a pas répondu à cette pierre jetée dans son jardin, mais il est toujours temps de le faire?
Ces informations chiffrées et détaillées doivent être publiées par les autorités et par l’Union des éditeurs (au moins sur les 3 dernières années), elles permettront enfin d’y voir plus clair. La Tunisie vit désormais un moment où il est possible de réclamer ces données sans craindre de représailles et sans que le ministère ne se sente mis en accusation. Ne pas exercer ce droit à l’information c’est y renoncer.
Il est temps d’assainir notre profession et de lui permettre de jouer son rôle dans la démocratie tunisienne. Mettons un terme à cette logique perverse de l’Etat-éditeur et ces pratiques opaques dont nous avons tous hérité, avant qu’elles n’étouffent le secteur et le plongent dans la médiocrité.
Ouvrons la boîte noire du financement public de l’édition.
* Cérès éditions, Tunis.
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