Le fonctionnaire n’est plus un modèle de responsabilité, de probité et de dévouement à l’intérêt général. Il est devenu un champion d’absentéisme, d’inefficacité et de corruption.
Par Yassine Essid
Il fut un temps où l’accès à la fonction publique était pour l’immense majorité en cohérence avec des valeurs sûres et un idéal de vie. Peu importe le contenu de l’emploi ou son affectation, c’est l’ensemble des avantages qui prime. Le statut social du fonctionnaire était déterminant. Le service public suscitait en effet le respect, assurait la garantie de l’emploi, offrait un salaire régulier et un congé payé. Ancienneté et qualification se conjuguaient pour déterminer une titularisation garante de toutes les sécurités. Agents, auxiliaires, rédacteurs, adjoints, sous-chefs, chefs et commis en manches de lustrine, en cols de chemise empesés, à la cravate sombre, attiraient tous le respect des parents, du voisinage comme celui du public car on voyait en eux les détenteurs d’une portion de pouvoir de l’Etat sur le commun des mortels.
Un modèle de vertu républicaine, dites-vous ?
Dans des locaux exigus la vie du fonctionnaire se déroulait au milieu des dossiers méticuleusement disposés, des documents classés sans suite, des archives abondantes empilées sur les rayonnages, soigneusement disposées dans des armoires en métal où la rouille avait mordu dans les gonds leur faisant émettre à chaque ouverture des grincements désagréables.
Le fonctionnaire pouvait être pénétré de son importance, imbu de ses responsabilités, abusant parfois de son pouvoir sur le public mais, à cause de ses valeurs et de sa personnalité, il réussissait à s’intégrer et remplir les tâches qui lui sont confiées avec probité. Il était non seulement scrupuleux à s’acquitter de tous ses devoirs, mais devait se conformer aux instructions conformément au principe d’obéissance aux ordres de ses supérieurs hiérarchiques.
Sous un régime démocratique, le fonctionnaire est conçu comme un serviteur de l’État et rien que l’Etat. Réputé au-dessus de tout soupçon, il demeure théoriquement inaccessible à la corruption, la fraude, le détournement de l’argent public, la concussion, la complaisance coupable, car il est appelé à défendre l’intérêt général. Il ne peut être tenté par les intérêts particuliers, ni par les préoccupations égoïstes. L’obligation de résidence, l’interdiction du cumul, la réquisition en poste en cas d’urgence et le devoir d’obéissance en font un personnage empreint d’une intégrité que rien n’altère. Il doit être en plus un bon père, un bon mari, un bon citoyen, c’est-à-dire être un modèle de vertu républicaine.
Présence, ponctualité, assiduité, persévérance, serviabilité, horaires fixes et vacances non-flexibles, étaient non seulement des conditions propres à la fonction, mais des valeurs intangibles au point que tout fonctionnaire était persuadé que s’il quittait ne fût-ce qu’un instant son poste, cet abandon s’apparenterait à une félonie.
Une tranquille somnolence proche de la léthargie
Aujourd’hui le fonctionnariat et ses représentations sociales, politiques et culturelles ont changé. Le privilège et le dévouement quasi religieux s’est figé dans une tranquille somnolence proche de la léthargie. Le petit train-train quotidien fait l’affaire de tous ceux qui avaient choisi l’administration comme garante d’un régime sans fatigue.
Dans une société plus que jamais obnubilée par le gain matériel et financier, la notion de vertu civique semble devenue désuète, historiquement dépassée du fonctionnement des affaires publiques.
Progressivement, l’administration s’est assimilée à la fois à une machine gouvernementale inefficiente, un instrument d’oppression entre les mains de l’État et une source intarissable de profits personnels pour les plus véreux d’entre ses employés. Népotisme et favoritisme, indifférence et abus de toutes sortes jouent désormais un rôle considérable. Devenus les nouveaux pauvres, leur rendement est systématiquement opposés à celui d’un secteur privé jugé plus efficace et moderne. Méprisés par le public, qui ne se prive pas de le leur faire sentir, les fonctionnaires ont cessé d’assumer leur rôle essentiel pour protéger la société et l’esprit même de service public a disparu.
Pour une fois, et devant l’étendue du phénomène le gouvernement, à l’issue d’une campagne pudiquement qualifiée d’«élévation de la valeur du travail», a publié des statistiques sur l’absentéisme des employés de la fonction publique. Il s’avère que le taux varie de 1 à 47% selon les endroits (C’est à se demander si c’est possible!).
Cependant, telles qu’exprimées, les raisons invoquées relèvent plutôt de la fatalité que de dispositions révocables. L’absentéisme ressemble à double titre à la maladie. Les deux phénomènes impliquent des coûts sociaux et monétaires très élevés, mais leurs manifestations diffèrent car l’absentéisme se dérobe à l’examen clinique. Il est même impossible de dresser un portrait-robot de l’employé absentéiste tellement le phénomène est généralisé. Les symptômes sont ainsi révélateurs d’une situation problématique tant les causes sont multiples et de nature fort différente. Faut-il incriminer la vie privée des individus? L’environnement du travail et le type d’activité effectuée? L’insatisfaction existentielle? Car moins on aime son travail plus on est tenté d’y aller le moins souvent possible. L’absence d’un lien entre un bon moral et une meilleure productivité? La maladie? Les responsabilités familiales? Les problèmes de transport? Par ailleurs, les longues absences augmentent-elles avec l’âge?
De plus, une bonne analyse demanderait que l’on compare l’absentéisme des hommes et des femmes. A cause des obligations familiales il faudrait probablement s’attendre à ce que les femmes s’absentent plus souvent que les hommes. Peu importe si dans tel service ces défaillances soumettent à une pression accrue les autres employés forcés de payer en partie le prix pour les absents. De ce fait l’absentéisme des uns entraîne en quelque sorte l’absentéisme des autres qui décident à leur tour de ne pas se présenter au travail.
Présent physiquement mais absent mentalement
Le phénomène prendrait une toute autre ampleur une fois abordé sous l’angle du présentéisme plutôt que de l’absentéisme.
L’absentéisme est traditionnellement mesuré par la fréquence et par la durée. Ce n’est pas le cas lorsqu’il est question de présentéisme.
L’employé est présent physiquement mais absent mentalement. Dans de tels cas la personne cesse de s’investir mentalement dans ce qu’elle est sensée faire et pour lequel elle est rémunérée, et perd la compétence à pouvoir le faire. Cette tête absente n’est plus alors dans l’espace physique, encore moins dans le présent : elle est soit dans le passé, soit dans le futur. L’absentéisme mental varie alors, et de façon significative, en fonction des jours de la semaine, des saisons, de la rentrée scolaire, des vacances estivales, du mois de ramadan, du pèlerinage mineur, des fêtes religieuses, des mariages, sans oublier les jours fériés qui tombent un vendredi ou un lundi et poussent de nombreux employés à faire ce que l’on appelle «le pont» qui résulte souvent de la seule décision de l’employé, même si l’Etat, pour des raisons de considérations démagogiques, en a fait une pratique instituée. Si on laisse les motivations inconscientes à la psychanalyse, force est de retenir que quelle que soit la raison, l’employé agit d’une façon consciente et réfléchie.
Pour s’absenter, le fonctionnaire dispose d’un capital de justifications. Des dizaines d’astuces plus ou moins hilarantes lui servent à faire croire à la hiérarchie qu’une absence momentanée pourrait durer au-delà du temps permis : comme pendre sa veste au portemanteau et disparaître, prévenir un collègue complaisant, invoquer un événement inattendu, etc. A cela correspondrait une diversité des mesures de correction imaginées par les services de personnel visant à obliger l’individu à une présence plus assidue.
Décisions disciplinaires, modification des incitations à la présence au travail à travers un système de récompenses et punitions, recours à diverses normes d’attribution de primes, amélioration de la qualité de la vie au travail, instauration de l’horaire flexible, enrichissement individuel des tâches et bien d’autres artifices. Les coûts impliqués rejaillissement évidemment presqu’exclusivement sur l’usager dans la mesure où ni le salaire ni la prime de rendement, ni l’avancement ne sont remis en cause et que le plus souvent le superviseur, lui-même peu actif, ne rapporte pas toujours l’absence d’une ou d’un employé.
Le refus du travail devenu un label… syndical
Le fonctionnaire tunisien, qui n’est ni suicidaire ni victime du syndrome d’épuisement, rétif à tout productivisme, est entré de plain-pied dans l’ère des loisirs. La perception d’un salaire régulier et la possession d’un statut social le dispensent tout simplement de travailler à l’instar des aristocrates dans les sociétés d’Ancien Régime et d’une partie de la bourgeoisie capitaliste de l’ère industrielle. Un privilège fréquemment revêtu de prestige.
Paresse, penchant pour l’oisiveté, pour la facilité et pour le moindre effort, sont des valeurs désormais partagées par le personnel du service public. La propension à ne pas travailler et participer à ce qu’il est de bon sens de considérer comme l’un des actes essentiels et structurants de la vie sociale, est devenue leur label… syndical.
Dans une économie mondialisée que nous partageons malgré nous, et dans laquelle nous sommes entrés depuis quelques années et pour longtemps, seul notre travail demeure essentiel à notre survie. Les protections formelles ou informelles dont disposent jusque-là les salariés du service public ne peuvent plus leur garantir les mêmes privilèges à long terme tant qu’ils demeurent si peu compétitifs et si peu productifs sur le marché du travail.
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