Le récit hebdomadaire des activités du chef du gouvernement d’union nationale Youssef Chahed tel qu’il aurait pu l’écrire lui-même. Et à chaque jour suffit sa peine…
Imaginé par Yassine Essid
Bien que je me considère comme un être rationnel, scrupuleux, exact, ponctuel sur toutes choses, un homme de connaissances et de diplômes, et donc nullement superstitieux, je dois reconnaître cependant que mon mandat de chef de gouvernement, supposé consacrer une volonté politique renouvelée pour insuffler un nouvel élan à notre développement, commence sous de tristes auspices.
Mon premier conseil des ministres
L’attentat du Mont Samama, l’accident de Kasserine et la sécheresse qui persiste et inquiète, ne me laissent d’autre alternative que de me tourner vers Dieu et, dans mes prières, lui avouer ma faiblesse et le supplier pour que les événements qui suivront s’accordent avec de meilleurs présages.
Ceci étant dit, l’événement majeur depuis ma prise de fonction est évidemment la présidence de mon premier conseil des ministres.
Cet univers du fonctionnement concret du pouvoir exécutif n’est plus un mystère pour moi excepté le fait que désormais c’est moi qui préside, qui distribue la parole et rappelle la mission de chacun, la vision que je me donne des politiques à entreprendre, l’obligation pour mes ministres de jouer collectif et de respecter la chaîne de commandement.
Ce conseil fut un vrai moment de grâce d’autant plus mémorable que je retrouve, après avoir été plongé dans un insupportable anonymat, entouré des dignitaires qui occupent des fonctions régaliennes et dont j’enviais jusqu’ici le confort raffiné dû à leur précellence. Selon une règle intangible, les nouveaux ministres, qui affichaient une contenance humble en même temps qu’une fierté et une joie à peine dissimulées, se mêlaient aux vieux routards qui s’abandonnaient à une supériorité arrogante. Tous demeuraient toutefois attentifs à mes paroles, inclinant l’oreille à mon discours, montrant un attachement incontesté à mes propos.
Alliant l’ambition du jeune entrepreneur à la réflexion du stratège politique, je me retrouve obligé de répondre présent partout où le devoir m’appelle. J’avais à peine commencé à savourer la sensation confortable et ouatée de mes nouvelles fonctions que j’étais happé par les événements. Ils sont nombreux, mais j’en retiens trois.
Solution à tous les problèmes : l’effet d’annonce
D’abord l’attentat terroriste perpétré au Mont Samama, tuant trois soldats et blessant neuf autres, a été, et c’est le cas de le dire, ma première épreuve du feu. Comme d’habitude dans ces cas-là, on compte les morts, on rend hommage à la mémoire des victimes, on apporte tout notre soutien aux familles des disparus, et on clôt le tout en rassurant l’opinion sur l’extrême vigilance de forces de l’armée et de la sécurité. Mais, comme toujours, face à des ennemis imprévisibles, les interventions des responsables politiques dérapent dans l’inutilité.
Survient ensuite l’accident dramatique de Khamouda, dans le gouvernorat de Kasserine. Cette fois le déplacement sur les lieux devenait inévitable. Dans de tels cas, on commence par s’informer auprès des autorités officielles des circonstances de l’accident. On fait semblant de s’intéresser aux récits des témoins, on déplore la gravité du désastre et on termine le tout en compagnie de la ministre de la Santé par une visite au chevet des blessés.
Dans de tels cas, la lenteur et les moyens dérisoires de secours ainsi que les conditions scandaleuses d’hospitalisation des rescapés prennent le pas sur la tragédie elle-même. C’est à mon tour maintenant de soulever la question lancinante liée aux régions défavorisées. La méthode est simple et toujours identique à elle-même : donner l’illusion de régler la question du fait régional par des effets d’annonces médiatiques qui devraient redresser le moral d’une partie de la population de certaines régions en leur faisant croire qu’il se passera bientôt quelque chose. On leur dira que des plans seront engagés, des actions concrètes sont sur le point d’être entreprises afin d’améliorer l’infrastructure, le niveau de vie, l’instruction, la culture et les projets d’industries, et qu’une attention des autorités de l’Etat par l’affectation de crédits afin de créer des emplois, surtout pour les jeunes diplômés ou sans qualification, est sur le point de se traduire dans les faits. Bref, tout ce que réclament les éternels laissés-pour-compte du développement.
Ayant été longtemps à bonne école, mes propositions se réduisaient à faire croire que tout reste encore possible. L’augmentation des dépenses d’investissements à un rythme plus soutenu afin de promouvoir l’initiative privée et l’emploi et transferts substantiels des ressources constitueront le principal moyen d’application de notre politique.
Ainsi va le train-train quotidien du baratin sur l’urgence du développement économique régional qui constitue l’élément distinct et explicite du fonds de commerce de tous les gouvernements précédents.
L’effet Oummok tangou
Enfin, dernier événement majeur, la sécheresse qui persiste et risque de perturber mes plans de croissance. Victime potentielle des bouleversements climatiques actuels, la Tunisie doit de toute urgence analyser les risques qu’elle encourt et définir les stratégies d’adaptation envisageables.
Le régime des précipitations est perturbé, le niveau des barrages en diminution (on parle d’un déficit de 451 millions de m3) plaçant l’ensemble des régions dans une situation de «pénurie d’eau». Plus grave, cette rareté croissante de l’eau impose une grande pression sur les capacités d’irrigation de l’agriculture. De plus, face à ces ressources limitées, on assiste à une augmentation significative de la demande globale, drainée principalement par l’urbanisation.
Pendant ce temps, loin de prendre la situation à bras le corps, mon ministre de l’Agriculture, par ailleurs réputé pour avoir le verbe haut, a préféré aller prodiguer ses conseils aux acheteurs de moutons que faire face à la pénurie d’eau potable, aux coupures d’eau devenues de plus en plus fréquentes et chercher les solutions pour que les paysans puissent continuer à cultiver leurs terres en dépit du manque de pluie.
Face à un ciel fermé, je n’ai plus qu’à m’en remettre à mon ministre des Affaires religieuses pour qui la sécheresse n’est pas seulement un phénomène naturel mais relève aussi de la providence divine qui manifeste sa puissance par la rareté des précipitations. J’ai demandé par conséquent qu’on organise partout la prière de l’istisqâ’, ces liturgies d’imploration qui entretiennent la confiance et l’espoir.
J’ai demandé également au ministre de la Culture d’y mettre du sien. Gardien des traditions folkloriques, il se devait de contribuer à cet effort national en revivifiant l’ancienne tradition profane d’invocation de la pluie, aujourd’hui disparue. Il s’agit de la cérémonie d’Oummok tangou.
Le jour de la procession, une statuette fabriquée en chiffons est portée par femmes et enfants sans distinction d’âge ni de rang, la promenant entre les maisons en chantant «Oummok tangou, ô femmes, demande à Dieu de faire pleuvoir». Chaque maîtresse de maison verse alors un peu d’eau sur la statuette en croyant que cela va amener la pluie. Il est essentiel à mon avis que le ministre lui accorde le plus de solennité possible en prenant lui-même la tête de ce cortège.
Voici donc la moisson d’une première semaine bien chargée en émotions qui me plombent déjà le moral. Mais je me dis que ce n’est vraiment rien en comparaison de l’ampleur et de la sévérité des épreuves qui nous attendent. Alors ne pouvant tout faire ni tout supporter, je m’en remets à l’adage «qu’à chaque jour suffit sa peine» !
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