Les autorités tunisiennes doivent gérer le problème de l’émigration subsaharienne loin de tout sentimentalisme, populisme, démagogie, hésitation ou frilosité, en tenant compte en priorité des intérêts du pays et sans se laisser intimider par les pressions étrangères.
Par Raouf Chatty *
En posant de façon franche, directe, sans détour et en termes forts, la question de l’arrivée en grand nombre de Subsahariens en Tunisie de manière clandestine, lors de la dernière réunion du Conseil national de sécurité, le président de la république pouvait-il ignorer que ses déclarations allaient porter un coup de massue à l’image de la Tunisie, nuire gravement à ses relations traditionnelles avec les pays africains, compromettre la coopération économique avec eux, soulever un tollé au niveaux national et international et qu’elles pouvaient avoir des conséquences sérieuses sur les relations entre les Tunisiens et les Subsahariens vivant en Tunisie comme sur les relations de notre pays avec les puissances étrangères et les instances internationales, gouvernementales et non gouvernementales ?
Plusieurs parmi ces instances ont d’ailleurs réagi vivement à ces déclarations jugées racistes, incitant à la haine, donc inacceptables et inadmissibles, quoique la question est beaucoup plus complexe que cela et comporte plusieurs dimensions.
Eviter l’isolement diplomatique
Empêtré dans des difficultés endémiques et offrant à l’extérieur l’image d’un pays instable, faisant face à une crise politique, économique et financière, aggravée par la grogne sociale, des tensions internes et des poursuites judiciaires contre plusieurs opposants, le président Kaïs Saïed ne pouvait raisonnablement se permettre de se mettre le monde entier sur le dos en se prêtant de la sorte aux critiques de la communauté internationale et en prêtant le flanc à davantage d’isolement diplomatique, au moment où la Tunisie a plus que jamais besoin de soutiens extérieurs.
Dans ce contexte, se pose la question de savoir pourquoi le président de la république a-t-il ainsi procédé, enfonçant le clou et faisant fi des conséquences graves de ses déclarations dans l’immédiat et dans le futur sur les Subsahariens vivants en Tunisie, sur les intérêts de son pays et sur ses relations avec les autres pays africains et avec la communauté internationale, alors que ces relations sont déjà dans une situation difficile.
1- Avait-il, à raison, désespérée des promesses d’aide miroitées par plusieurs pays à la Tunisie, mais restées sans lendemain, ou voulait-il, en martelant son discours constant sur le refus de toute ingérence extérieure dans les affaires intérieures de la Tunisie et en mettant l’accent sur le caractère sacré de la souveraineté nationale, signifier à l’extérieur que la souveraineté de la Tunisie est non négociable, quelle que soit la contrepartie?
2- Voulait-il jouer sur la fibre nationaliste du peuple tout comme sur le populisme au moment où des opposants politiques tunisiens sont impliqués dans une affaire touchant à la sécurité intérieure et extérieure de l’Etat et suspectés de connivence avec des parties étrangères? Faisait-il cela dans l’espoir de récupérer son électorat qui se rétrécit comme peau de chagrin, comme l’indiquent certains sondages?
3- Exaspéré par l’attitude de plusieurs pays, qui cherchent à profiter de la confusion caractérisant la Tunisie depuis une décennie, pour s’ingérer dans ses affaires intérieures, le président n’a-t-il pas voulu adresser un message fort à ces pays, dont deux pays voisins sans les nommer, l’Algérie et la Libye, pour leur signifier que la Tunisie ne tolérera pas leur laxisme éventuel vis-à-vis de ces flux de migrants subsahariens, en fermant par moments l’œil sur la traversée de ces Subsahariens par leurs territoires respectifs et en facilitant leur entrée clandestinement en Tunisie?
4- le président a-t-il voulu crever l’abcès une fois pour toutes et dire clairement non aux États européens qui demandent à la Tunisie de garder les frontières sud de l’Europe et que notre pays refuse d’abriter un centre d’accueil pour les Subsahariens souhaitant émigrer en Europe ou de servir de lieu de résidence provisoire ou définitive pour ces émigrés?
Une bombe à retardement
Le message du président est clair. La Tunisie, qui a déjà des difficultés énormes à répondre aux attentes de ses citoyens, n’a ni les moyens ni les ressources pour héberger dignement ces immigrés subsahariens qui comptent aujourd’hui par milliers, encore moins de favoriser leur installation provisoire ou définitive en Tunisie, ou de supporter les impacts sociaux et économiques, présents et futurs, d’une telle opération.
En l’occurrence, le message du président de la république est objectif et ne souffre aucune autre interprétation par quiconque, sauf à verser dans la démagogie et le mensonge.
Une lecture intelligente des déclarations des officiels tunisiens sur la question des immigrés en Tunisie, quelles que soient leurs nationalités, met en évidence l’attachement des autorités à appliquer à tous les étrangers la réglementation en vigueur en la matière, laquelle est conforme à celle en vigueur dans tous les pays.
Pour l’heure, il devient clair et évident que la question des Subsahariens vivant en Tunisie ainsi que celle de l’immigration des Subsahariens dans notre pays vont compter désormais au top des priorités de l’Etat, compte tenu de leurs impacts, massifs et lourds, sur la société tunisienne dans tous les domaines, sécuritaire, politique, économique, social et culturel, au présent et à l’avenir.
Nous sommes face à une bombe de retardement. Les solutions conjoncturelles et à l’emporte-pièce ne feront qu’aggraver le problème.
Plus vite, l’État se penche sérieusement sur le règlement définitif de cette question de manière claire, et explique sa politique en la matière et les raisons qui la sous-tendent aussi bien aux Tunisiens qu’aux Africains et Européens, mieux ça sera.
Les autorités tunisiennes doivent savoir défendre avec force et tact leur politique à ce sujet, en tenant compte des aspects relatifs à la sécurité nationale et aux droits de l’homme. Elles doivent être conscientes qu’elles sont face à une bombe à retardement héritée de la frilosité des gouvernements post-2011 dans la gestion de ce dossier en rapport avec l’Union européenne et notre environnement géopolitique immédiat.
Bien entendu, dans la gestion de ce grand dossier, les conventions internationales en matière de droits de l’homme et d’émigration doivent être rigoureusement respectées. Mais nos autorités doivent également se garder de tout sentimentalisme, populisme, démagogie, hésitation ou frilosité. Elles doivent tenir compte en priorité des intérêts de notre pays sans se laisser intimider par les pressions étrangères, tout en ayant à l’esprit la façon dont les autres pays, qui se réclament des droits de l’homme, défendent les leurs, nonobstant les moyens dont ils disposent et qui leur permettent d’avoir des politiques moins restrictives en matière d’immigration.
* Ancien ambassadeur.
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