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Les médecins entre le marteau de la justice et l’enclume de la politique

La ministre de la Santé abandonne d’obscurs médecins à leur triste sort et laisse les hôpitaux publics à la discrétion des mandarins et des conglomérats d’intérêts privés.

Par Dr Mounir Hanablia *

Martin Luis Guzman, le grand écrivain mexicain, ami de Pancho Villa, et témoin de la révolution qui, en mettant fin aux 35 ans de dictature de Porfirio Diaz, avait bouleversé l’ordre politique dans son pays en 1911, a rapporté dans son livre ‘‘L’Aigle et le Serpent’’, l’événement suivant : les révolutionnaires, après avoir chassé l’armée régulière d’une ville, pour l’occuper, convoquèrent tous les riches notables. Le général révolutionnaire les mit en rang et décréta que chacun parmi eux devrait le lendemain à la même heure s’acquitter d’une rançon importante, sous peine de perdre la vie.

Le lendemain, l’ultimatum étant arrivé à échéance, le général les convoqua pour encaisser la rançon à laquelle chacun avait été condamné. Le premier qu’il appela était en fait un homme pauvre et qui ne possédait pas la somme demandée. Il protesta donc de sa bonne foi et de son incapacité à satisfaire la demande exorbitante du général, et celui-ci ordonna immédiatement qu’il fût fusillé. Ce qui fut fait séance tenante devant tous ses compagnons. Voyant cela, ceux-ci, pris de panique, supplièrent le général de leur accorder un délai supplémentaire pour rapporter l’argent, et le général accéda à leur requête.

Une journée plus tard, le général recevait la totalité de la rançon. Satisfait, il dit alors à son aide de camp que la fermeté finissait toujours par payer. Celui-ci répondit que le citoyen fusillé n’avait pas pu payer parce qu’il était réellement pauvre. Le général répondit : «Je le sais bien! C’est même pour ça qu’il m’a été très utile».

Manifestation de médecins 8 février 2017

Manifestation de médecins, le mercredi 8 février 2017 à la Kasbah, à Tunis.

Les erreurs médicales en question

Cette histoire me fait évoquer un peu les circonstances ayant entouré l’arrestation préventive des deux confrères travaillant pour le compte du ministère de la Santé publique, suite à des erreurs médicales présumées, sans que l’autorité de tutelle eût daigné lever le petit doigt pour les défendre.

Dans le cas de Gabès, il s’agissait dit-on d’un médecin de la fonction publique qui avait l’habitude, depuis des années, de négocier avec ses patients de l’hôpital leur prise en charge dans une clinique privée de la ville. On a même parlé de mafia et il semble que si l’instruction judiciaire eût été si mal disposée vis-à-vis de l’accusé, en s’empressant de l’écrouer, ce n’est pas parce qu’il y ait eu mort d’homme consécutivement à une erreur médicale, mais bien justement à cause de cela, le transfert du patient vers le privé au bénéfice du médecin suscite habituellement l’hostilité des fonctionnaires de l’Etat pour d’évidentes raisons, dont la moindre n’est pas la violation du code du statut de la fonction publique.

Il se peut donc que la ministre de la Santé publique eût, par là même, voulu faire un exemple en démontrant qu’elle n’était plus disposée à couvrir les errements cupides de certains médecins qui ont terni la réputation de leur profession dans les médias en général et sur les plateaux de télévision en particulier. On peut même concéder à son attitude un certain bien fondé, les faits étant survenus dans un centre de médecine privée, et étant donc détachables du service.

Seulement, comme le dit si bien la jurisprudence administrative, si la faute est détachable du service, le service ne saurait être détaché de la faute; pour la bonne raison que si le médecin n’avait pas été un fonctionnaire de la santé publique, il n’aurait pas eu l’opportunité de convaincre les patients de l’hôpital d’aller se faire soigner dans un établissement du secteur privé. Et donc dans la détermination des responsabilités, et abstraction faite de l’erreur du groupage commise par la banque du sang, celle du ministère de la Santé publique ne saurait être ignorée.

Pourquoi le directeur de l’hôpital et le directeur régional de la santé ont-ils toléré un tel état de choses impliquant naturellement un grand nombre de personnes, depuis plusieurs années? Arguer du fait qu’ils n’eussent pas été au courant reviendrait à dire qu’ils ignorassent ce qui se passe dans les établissements dont ils assurent la responsabilité, et dans les établissements privés qui demeurent au moins théoriquement sous la responsabilité du ministère de la Santé publique. Et si le médecin en question est allé opérer ailleurs qu’au sein de l’hôpital, c’est aussi que l’administration de l’établissement privé ne s’y opposait nullement, et qu’elle non plus ne pourrait pas prétendre ignorer la provenance des chirurgiens qui fréquentent ses blocs opératoires.

Cela établit déjà à priori beaucoup de responsabilités. Mais on pourrait tout aussi bien s’interroger sur les raisons qui font qu’un médecin de la santé publique s’estimât en droit d’opérer dans un centre privé dont naturellement l’intérêt soit d’augmenter toujours ses recettes par un surcroît d’activités.

Mais pourrait-on reprocher que des pratiques légales à Tunis deviennent subitement illégales à Gabès, Béja, et Kasserine?

Manifestation de médecins le 8 février 2017 à Sousse.

Manifestation de médecins, le mercredi 8 février 2017 à Sousse. 

Les ravages de l’activité privée complémentaire

Depuis l’instauration de l’activité privée complémentaire (APC) pour les professeurs en 1995, les hôpitaux publics ont été saignés à blanc, grâce à un détournement presque systématiquement organisé sur une grande échelle vers les centres de médecine privée.

La conséquence en est la situation actuelle, matériellement et financièrement sinistrée, dans laquelle tous ces établissements se trouvent plongés aujourd’hui, ainsi que les opportunités de plus en plus rares offertes aux médecins pour optimiser leurs formations professionnelles.

Pourtant, pourquoi aucun ministre de la Santé publique n’a jamais, jusqu’à ce jour, voulu aborder cette question sous ses aspects éthiques, juridiques, tels celui du conflit d’intérêts, ou financiers?

La seule politique jusqu’à présent poursuivie avec opiniâtreté, et se rapportant à la question, a été celle du laisser-faire. Et on a vu de quelle manière l’affaire des stents périmés a été éludée, il faut dire qu’elle impliquait des proconsuls des multinationales de l’industrie médicale ainsi qu’un grand nombre de centres de soins privés, et de médecins indélicats; les intérêts en jeu étaient d’autant plus importants et sensibles qu’ils risquaient de soulever, en l’absence avérée de traçabilité de certains produits médicaux, l’opportunité de la vérification de la validité des marchés publics des hôpitaux, depuis l’époque de Ben Ali.

Dans ces conditions, que des médecins de la fonction publique, dont une jeune résidente, soient jetés en pâture à une opinion publique chauffée à blanc contre l’ensemble d’une profession, et à des juges d’instruction mal disposés, mal informés, et peu au fait des subtilités médicales, ne parait pas issu du hasard, du moment que la ministre de la Santé publique n’a esquissé aucun geste pour défendre les fonctionnaires de son ministère, comme elle en a normalement le devoir.

En abandonnant d’obscurs médecins, qui n’ont même pas bénéficié de la présomption d’innocence, à leur triste sort, afin de s’assurer les faveurs de la vox populi, elle a cru sans doute détourner l’attention du public d’une politique identique à celle de ses prédécesseurs, visant à laisser les hôpitaux sinistrés à la discrétion des mandarins et des conglomérats d’intérêts privés, tout en inspirant la crainte au corps médical de libre pratique, très monté contre certaines clauses de la nouvelle loi de Finances.

On a entendu parmi toutes les inepties qui ont été dites, des critiques concernant le dépôt du corps d’un foetus morts dans un carton. Comme si, dans les hôpitaux Tunisiens, on avait l’habitude de délivrer les corps à leurs familles dans des cercueils enguirlandés.

Le décès du Dr Abir Mhamdi, à Oueslatia, au 9e mois de sa grossesse, pendant sa garde à l’hôpital, devrait pourtant pousser le ministère de tutelle à apporter, à défaut des condoléances dus à la famille, les éclaircissements nécessaires permettant de comprendre pourquoi cette collègue n’avait pas bénéficié du repos que son état de santé eût dû imposer, et la justice à faire preuve d’une opiniâtreté comparable à celle dont elle a fait preuve à Sousse ou à Gabès vis-à-vis des inculpés.

On aurait été, en cette triste occasion, en droit d’attendre de qui de droit un témoignage de considération et de sympathie pour les efforts et les sacrifices du corps médical dans l’accomplissement de ses devoirs.

En fin de compte, comment ne pas se souvenir de la célèbre injonction de Winston Churchill à Neville Chamberlain, après les accords de Munich: «Vous avez siégé ici trop longtemps pour le bien que vous avez apporté. Au nom du ciel, partez!».

* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.

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