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Quelle agriculture après le coronavirus ? (2-3)

Après l’annonce d’un embargo par les grands pays producteurs sur leur blé et leur riz, nous vivons le spectre de la faim qui menace la stabilité politique et sociale dans le monde. Pour faire face à cette menace, il faut un plan de développement basé sur la protection de l’économie nationale, la création d’un fonds pour redynamiser l’investissement et créer des emplois et le soutien aux systèmes de production afin de réduire le déficit commercial. Nous évoquerons dans ce second article d’autres aspects de ce plan.

Par Chérif Kastalli *

4- L’endettement de l’agriculteur

L’endettement des agriculteurs est du à un processus d’accumulation de la dette de l’agriculteur, devenu un instrument pour remédier à un pouvoir d’achat laminé et qui ne trouve plus une de marge bénéficiaire ni ne peut constituer une épargne.

Les solutions de rééchelonnement ont aggravé la situation car elles n’ont pas annulé les intérêts et les agriculteurs se sont rendu compte que ceux-ci représentent le double ou le triple du capital contracté et que seules les banques en ont profité.

Pour ce qui est de la nouvelle loi de l’investissement, non seulement elle prive 460.000 agriculteurs des mesures incitatrices de l’Etat, mais elle impose des conditions incapacitantes pour le déblocage de la prime de subvention (présenter la déclaration d’impôts des 10 dernières années, être exploitant de 30 ha et plus, si on est locataire d’un bien rural, il faut que le propriétaire de ce bien ne soit pas endetté). Les agriculteurs qui ont payé les fournisseurs en espèce furent ainsi privés de subvention…

Pis encore : une fois le dossier est complet, le déblocage, s’il se fait, intervient deux ou trois ans après et souvent après paiement de pots de vins(3). Il est donc nécessaire de prendre des mesures urgentes tels que :
-l’annulation des dettes inférieures à 10.000 DT;
-le rééchelonnement à long terme du capital restant sans intérêts avec suppression de tout ce qui a été payé en intérêt et intérêt de retard du capital initial contracté;
-l’annulation des intérêts et intérêts de retard;
-l’arrêt des poursuites judiciaires;
-le versement de la subvention au fournisseur pour ne pas retarder l’investissement.

Ces mesures sont indispensables pour intégrer dans la vie économique les 93% des agriculteurs non éligibles au crédit agricole soit 460.000 exploitants.

5 – Le morcellement foncier

Le morcellement des parcelles constitue un handicape à l’aménagement rural et une mauvaise valorisation de l’investissement. Il faut donc réduire son effet par la reconversion de l’Agence foncière agricole (AFA), en institution financière, en plus de ses fonctions actuelles. Et pour mieux assurer le remembrement en sec, il faut lui affecter des fonds en nature (terres agricoles) et en espèces. Il convient aussi d’exploiter les résultats de l’étude des cartes agricoles relatifs à la taille minimale d’une exploitation viable selon les zones, les périmètres, la nature du sol, la spéculation.

L’AFA doit avoir les tâches suivantes :
a) vendre des terres agricoles à des petits agriculteurs afin d’atteindre le minimum d’exploitation spéculée dans une région bien déterminée;
b) intervenir auprès des héritiers pour arrêter la division de l’exploitation en gardant un ou deux exploitants selon l’importance de la superficie;
c) rembourser le reste des héritiers sur ses propres fonds;
d) se faire rembourser par les exploitants, selon des modalités fixées par des textes.

6 – La réforme foncière

La réforme foncière en Tunisie est presque impossible à mettre en place avec la législation actuelle et particulièrement la loi du 12 mai 1964 qui ne se prononce pas sur la confiscation des biens ruraux des colons et leur transcription dans les registres de la conservation foncière.

Le patrimoine foncier de l’Etat est estimé de 800.000 ha est constitué de la sorte :

– 4441 ha après déchéance des droits des colons pour non respect des clauses des contrats de vente tels que stipulés dans l’article 47 du décret beylical du 19 septembre 1948(4);

– 15.000 ha récupérés suite à l’application de la loi du 11 juin 1958 de la mise en valeur de la basse-vallée de Medjerda;

– 127.000 ha rachetés par la Tunisie dans le cadre du protocole d’accord du 8 mai 1957;

– 180.000 ha devenus propriété de l’Etat par la loi de liquidation des habous publics et privés (5).

– 150.000 ha rachetés contre le payement de 1,5 millions de francs, suite à deux protocoles de 1960 et 1963(6);

-300.000 ha récupérés suite à la loi 12 mai 1964.

Excepté les 300.000 ha, le reste fait partie de la propriété privée de l’Etat tunisien car la loi 12 mai 1964 interdit juste la gestion directe des propriétés agricoles par les non-Tunisiens et transfère la gestion des biens ruraux des étrangers au domaine privé de l’Etat. C’est ce que précise l’article 2, quand à l’article premier, il indique qu’à partir de la promulgation de cette loi, personne ne peut devenir propriétaire des terres agricoles en Tunisie en dehors des Tunisiens, étant donné que la loi n’est pas rétroactive. Les titres fonciers sont donc encore au nom des étrangers ce qui fait que les 300.000 ha transférés à l’Etat Tunisien par la loi 12 mai 1964 sont au nom des colons. C’est là une nationalisation mutilée car le transfert n’a pas fait l’objet d’une transcription dans les registres fonciers au nom de l’Etat tunisien.

Cette situation ambiguë a fait que des situations sont restées en suspens depuis plus de 50 ans tels que les échanges dus aux diverses expropriations, comme les constructions de barrages ou constructions de routes…

Ceci étant, il faut amender la loi 12 mai 1964 en ajoutant une clause qui stipule ceci : «Sont transférées à la propriété de l’Etat et inscrites sur les registres de la conservation foncière les propriétés agricoles appartenant à des non-Tunisiens». C’est ce qui manque dans la loi de nationalisation des terres coloniales qui ont été confisquées par des procédures de spoliation sous la menace de la puissance dominatrice.

À titre indicatif, on cite le décret du 13 novembre, qui a bafoué les mœurs et cassé les tabous, un séisme dans le droit charaïque, en exigeant de la Djemaïa des Aouqaf la fourniture de 2000 ha de propriétés rurales habous publics à la direction de l’Agriculture, pour être cédés à bas prix aux ressortissants français(7).

On cite aussi, dans la région de Sfax, plus de 160.000 hectares de terre attribués, par le bey, à la famille Siala, qui en tirait une rente prélevée sur les fellahs. Ces terres ont été confisquées, et leurs exploitants ancestraux dépossédés au profit des colons français(8). Des pressions et des menaces de confiscation de biens habous se poursuivent. Alors la Djemaïa est sommée de fournir plus de terres à lotir, ce qui fait qu’entre 1892 et 1914, 450.000 hectares de terres sont acquis par les colons(9).

On constatera au passage que la décolonisation des terres agricoles est une justice rendue. En comparaison avec le Maroc, la nationalisation fut parfaite et sans équivoque : elle concerne uniquement les terres qui appartenaient au royaume avant l’entrée des Français. Le Dahir n° 1-63-289 du 26 septembre 1963 fixe la reprise par l’Etat des terres cédées à la France sous la menace et ordonne leurs inscriptions au nom de l’Etat marocain dans les registres fonciers(10).

Il est donc nécessaire de procéder à cet amendement afin d’assainir les situations foncières en suspens depuis plus de 60 ans et permettre aux ayants droits de s’intégrer dans la vie économique comme ceux qui ont eu des échanges suite aux terres submergées par les retenues des barrages, les lots attribuées aux combattants, aux techniciens, aux fils d’agriculteurs, aux lots attribués aux ouvriers des UCPs qui sont les ingénieurs du terrain. Cet amendement aidera les collectivités publiques à mieux gérer l’aménagement du territoire.

7- La création de chambres agricoles

La chambre des agriculteurs est une structure tampon entre la profession et l’Etat. Ce sera une instance consultative dont le rôle est de venir à l’aide à la profession en matière d’appui, d’assistance, d’encadrement, de conseil agricole et de vulgarisation.

Cette structure a été déjà instituée par la loi n ° 27 de 1988 du 25 avril 1988. Malheureusement, ces chambres ont été supprimées par la loi n °25 de 2004 du 15 mars 2004.

Avec la multiplication des syndicats agricoles, le problème du financement public des organisations professionnelles fait l’objet d’une controverse, et il pourrait être interdit à l’Etat de poursuivre ces financements.

Et puis, avec la défaillance du système de vulgarisation, le rétablissement des chambres agricoles est devenu une nécessité.

Ces chambres pourront être financées par le budget de l’Etat et elles joueront le rôle d’encadrement des structures professionnelles par l’appui et le financement des actions se rapportant à la promotion des systèmes agraires, étant donné que le financement actuel des organisations se fait par un fonds controversé, une sorte de caisse noire parallèle au budget de l’Etat, alimentée par les contributions des patrons selon la loi de finances n° 101-1974. Dans ses articles 57 et 58, cette loi autorise le Premier ministre à disposer de ce fonds à sa guise sans surveillance et sans aucun contrôle.

Seront rattachés à ces chambres l’Agence de vulgarisation et de formation agricoles (AVFA), l’Institut national des grandes cultures et les autres institutions agricoles qui sont en relation avec la vulgarisation et l’encadrement des professionnels du secteur.

Ces chambres offriront des formations aux paysans, aux techniciens et spécialistes, ainsi qu’au cadre administratif, avec la possibilité de mettre à la disposition de la profession des cadres dont elle a besoin. Elles financeront les activités envisagées par les syndicats agricoles selon un programme d’action préétabli conjointement.

Ces chambres seront aussi l’organisme unique qualifié pour délivrer les cartes professionnelles. Lors de la crise de coronavirus, l’agriculteur a vécu des problèmes lors de ses déplacements car les autorisations de déplacement livrées par l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (Utap) ont suscité des réserves sur leur crédibilité. Elles assureront aussi la gestion et l’attribution des subventions en nature de l’Etat (fourrage, son de blé, arbres fruitiers, etc.)

Á suivre : 3-3 – Gestion des bio-ressources forestières et de l’eau potable pour la future génération.

* Président de l’Association méditerranéenne pour le développement (AMD).

Notes :
(3) : Loi n° 2016-71 portant loi de l’investissement .
(4) : Hubert, Thierry, « La cession, à la Tunisie, des terres des agriculteurs français», Annuaire français de droit international 9, 1963 (933-952).
(5) : Décrets des 31 mai 1956 et 18 juillet 1957.
(6) : Protocole du 13 octobre 1960 et du 2 mars 1963 dont une partie des biens séquestrés a été rachetée.
(7) : Christophe Giudice, «Législation foncière et colonisation de la Tunisie» (229-239).
(8) : Mohamed Elloumi, «Les terres domaniales en Tunisie », Études rurales, 192 | 2013 (43-60).
(9) Jean Poncet, «La colonisation et l’agriculture européenne en Tunisie depuis 1881», Paris, Mouton, 1962 (141).
(10) Riadh Ben Khalifa, «La récupération des terres agricoles coloniales en Tunisie (1951-1964)», mémoire de DEA, soutenu à la Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis, le 18 novembre 2002.

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