Non mon cher lecteur, l’anocratie, ce n’est pas «la démocratie des ânes». C’est un concept anglo-saxon pour identifier une démocratie instable qui vacille entre l’autocratie et le désordre… Et c’est ce à quoi nous assistons aujourd’hui en Tunisie. Trahis par leur impuissance et leur insuffisance, nos politiques nous rabâchent que tout est normal : nous passons par une période de transition… Une transition vers la faillite plutôt…
Par Helal Jelali *
En bavardant avec un ancien rédacteur en chef d’un quotidien tunisien, aujourd’hui retraité, il m’apprend que depuis une année, il n’avait pas lu une information sur le pays où regardé un journal télévisé. La situation lui semble si désespérante qu’il préfère se rabattre sur des lectures plus «antiques»… Entre Ennahdha et le Parti destourien libre (PDL), il ne voit qu’un bal de «cocus», disait-il…
C’est vrai que ces dernières semaines ont été trop dures pour le pays du jasmin : quelques militaires auraient eu des contacts avec des contrebandiers et des terroristes, de hauts magistrats se sont accusés mutuellement et en public de délits graves, la Banque centrale de Tunisie (BCT) a refusé une deuxième version du projet de loi de finances rectificatif pour le dernier trimestre 2020, ouvrant une querelle entre le chef du gouvernement et le premier argentier du pays, sans compter les jacqueries estampillées El-Kamour poussant dans plusieurs gouvernorats… Des jacqueries ? Peut-être, pour faire pression sur la planche à billets de la BCT ou sur les bailleurs de fonds, FMI et Banque Mondiale en tête, afin de débloquer de nouveaux crédits. Bien sûr sans oublier un rapport de la Cour des Comptes qui a épinglé les dérives insupportables de certains élus. Devant pareille situation, on avait l’habitude de dire «ça sent la fin de règne».
Fin de règne vous dites, bizarre comme c’est bizarre?
Cette situation nauséabonde n’est pas sans rappeler la fin de règne de Habib Bourguiba. De nombreux médias et d’analystes évitent de nous rappeler les circonstances dans lesquelles Zine El Abidine Ben Ali avait pris le palais de Carthage. Soyons brefs et clairs : Bourguiba était gravement malade depuis une dizaine d’années, maniaco-dépressif – on dit bipolaire aujourd’hui –; il était sous traitement lourd de lithium. La bagarre faisait rage entre Sahéliens et Tunisois pour sa succession, et parmi ces deux clans, historiquement bourguibistes, des sous-clans se chamaillaient jour et nuit avec des manipulations éhontées de l’opinion publique en impliquant injustement l’UGTT, la gauche tunisienne et les islamistes… sans compter quelques milices présentes même dans les soirées mondaines.
Souvenons-nous, les bourguistes avaient installé un climat de peur au début des années 1980, à tel point que les cafés et les restaurants de la ville de Tunis étaient désertés à 20 heures… Et c’est ainsi que Ben Ali et ses acolytes avaient vu que le fruit était mûr et qu’il ne restait plus qu’à le cueillir. Les bourguibistes et les destouriens avaient honteusement failli pour préparer la succession et ils étaient les premiers responsables de l’échec d’une alternance tranquille et resteront à jamais les premiers responsables de l’arrivée de Ben Ali au pouvoir. C’est ça la vérité monsieur Omar Shabou, paléontologue respecté de la nostalgie bourguibiste.
Une transition factice au goût amer
Une transition pendant laquelle votre serviteur a été le témoin direct, cette semaine, d’un événement que je n’ai vu dans la série des ‘‘Incorruptibles’’: dans une ville de 20.000 habitants, cinq camionnettes de contrebandiers, surchargées de marchandises, traversent à 13h l’avenue centrale, roulant à une vitesse entre 100 et 120 à l’heure. Ils avaient payé des jeunes pour dégager l’avenue afin de ne pas écraser un passant…
C’est ça l’anocratie, une instabilité institutionnalisée au profit d’une mafia servis par des partis politiques uniquement médiatiques… N’avez-vous pas remarqué que dans certains pays où la corruption est épidémique, on s’arrange pour élire un président très honnête? Et que l’espace public est envahi par un discours moralisateur et même puritain?
Sous Titre
Le danger autocratique guette toujours
C’est vrai qu’en Tunisie, il y les nostalgiques de Ben Ali et de Bourguiba; c’est vrai que nous avons l’habitude de défendre plus un «zaim» que des idées – confidence de l’ancien président Jacques Chirac à des journalistes arabes. «La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu’exaltante», disait Albert Camus lors de la réception du Prix Nobel.
Notre instabilité institutionnalisée n’est pas notre liberté. Elle est dangereuse et pourrait réveiller des ambitions inavouables. C’est le contexte qui pousse l’autocrate à intervenir et non le contraire. Il y a un processus mélodramatique que les partisans de l’autocratie savent peaufiner pour convaincre leurs concitoyens que, pour leur salut, ils n’avaient d’autres choix que le leur. On l’appelle le despotisme convivial… ou cynique; si vous le voulez bien. Saviez-vous, chers Tunisiens, que le 7 Novembre 1987, tous les nos démocrates affichaient un large sourire?
Quand un peuple voit son avenir menacé de toute part, et que l’espoir ne lui promet plus des jours meilleurs, il est tenté de se réfugier dans ses archaïsmes… En désespoir de cause, il redevient conservateur après avoir été longuement éclairé et progressiste… l’affect religieux resurgit avec une sémantique bien rodée dans un imaginaire très passéiste, comme le salafisme…
La faillite de l’élite d’un pays, le harcèlement du citoyen par des mafias, et surtout la déclassement social d’une majorité de la classe moyenne forment l’ADN de tout autoritarisme… Il est vrai que ce sont souvent des forces obscures et des lobbys qui engagent le processus final pour que l’autocrate accède au pouvoir. Ainsi l’autocratie est souvent la conséquence des échecs interminables de la classe politique. Soyons lucides, le peuple n’en peut plus… Pour lui les mots n’ont plus de sens… La sémantique ne nourrit pas l’espoir. Et c’est là le danger qui ouvrirait les portes à n’importe quelle aventure…
Arrêtons donc de parler d’instabilité politique, nous sommes dans la dernière métastase d’insécurité institutionnelle : en clair le fonctionnement de nos institutions est menacé et les conséquences de la faillite économique et sociale sont imprévisibles. La cohésion sociale est ébranlée avec des fissures «culturelles» entre le citoyen et l’Etat.
* Ancien journaliste à Paris.
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