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Maghreb, un nouvel enjeu géopolitique

Un Maghreb de plus en plus… désuni.

Dans un monde multipolaire, le Maghreb est la région la moins intégrée au monde. En géopolitique et en prospective, le temps des alliances est de l’ordre de 30 à 50 ans pour construire une stabilité politique incontestable. Personne dans les pays du Maghreb ne pourrait faire cette projection, et c’est le plus grave… L’échec de l’Union du Maghreb arabe a été le pire événement depuis les indépendances et rares sont ceux qui pourraient évaluer ses retombées néfastes.

Par Helal Jelali *

Jusqu’à la fin du siècle dernier, le schéma géopolitique des pays du Maghreb était presque immuable et facilement identifié : le Maroc et la Tunisie, alliés militaires des États-Unis, gardaient de profondes relations économiques avec l’Europe, notamment les pays de la rive nord de la Méditerranée : la France, l’Italie et l’Espagne.

Pour la Tunisie, le commerce informel avec la Libye était historique; il a été une grande bouffée d’oxygène pour le régime de Ben Ali pendant l’embargo contre le régime de Mouammar Kadhafi, la résolution 748 des Nations Unis en 1992 ayant durci les sanctions américaines précédentes contre ce régime.

Quant à l’Algérie, elle avait une diplomatie triangulaire depuis l’arrivée de Houari Boumediene au pouvoir : coopération militaire et technique avec l’ex-URSS, vente de pétrole et de gaz à l’Europe et des accords sur l’immigration avec la France, conclu par Édouard Balladur quand il était simple conseiller à Matignon. Au-delà des clichés affichés par certains observateurs, les relations algéro-américaines ont été constantes depuis les années 1962. Boumediene avait même permis aux entreprises américaines de construire l’infrastructure de l’industrie gazière, via parfois des partenaires canadiens. N’oublions pas que c’est le jeune sénateur J. F. Kennedy qui a rédigé, à la fin des années cinquante, le célèbre «Algerian Speech» réclamant haut et fort l’indépendance de l’Algérie. Aujourd’hui, l’Algérie est le 3e partenaire commercial des États-Unis dans la zone du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (Mena). La lutte contre le terrorisme avait sûrement accéléré cette coopération.

Enfin, la Mauritanie, bien que traditionnellement faisant partie du Maghreb, sa politique étrangère s’inscrit plutôt dans la sphère des pays sub-sahariens : l’axe Nouakchott-Paris restera prioritaire.

L’embellie économique du Japon dans les années 1980, et le développement des échanges commerciaux avec les pays du Maghreb n’avait pas marqué un élan géopolitique notable.

Des puissances intermédiaires entrent en ligne

Face à l’absence d’une intégration économique maghrébine, tant souhaitée par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM), et la faiblesse des échanges commerciaux entre les pays de la région, de nouvelles puissances économiques et financières avaient commencé à regarder de plus près le Maghreb.

Il faut dire qu’en 30 ans, malgré l’alarmisme de certains, le niveau de vie des Maghrébins avait fait un bond sans précédent et les pays de la région avaient investi beaucoup dans les infrastructures – autoroutes, barrages, logements sociaux, hôpitaux, ports et aéroports. Ce développement économique à aiguisé les appétits des nouveaux entrants à partir des années 2000, et surtout après 2011 et l’effondrement des régimes de Ben Ali et Kadhafi.

Premier intéressé par le Maghreb aujourd’hui : la très discrète Allemagne. À ce sujet l’hebdomadaire français ‘‘Marianne’’ avait consacré, il y quelques mois, un long article à cette stratégie très feutrée de la chancelière Angela Merkel avec un titre très clair ‘‘L’Allemagne lorgne sur le monde méditerranéen’’. Le journal écrit même que «l’Allemagne déploie beaucoup d’énergie afin de conquérir le monde arabo-musulman, au détriment de l’Union Européenne».

Berlin, rappelons-le, va ouvrir bientôt une université au Maroc et éventuellement une deuxième en Tunisie pour accueillir chacune 3000 étudiants. Le pays de Goethe est devenu la 2e destination des étudiants tunisiens après la France. Les Allemands sont devenus les grands argentiers des Ong dans la région et les organisateurs de conférences et colloques universitaires. Durant l’année 2014, fait rare dans la diplomatie, l’ancien chef de gouvernement tunisien Mehdi Jomaa avait reçu l’ambassadeur allemand à plusieurs reprises durant son court mandat d’une seule année. Certains commentateurs commençaient à se demander avec ironie si c’était bien l’ambassadeur Andreas Reinicke qui était derrière la nomination de M. Jomaa…

Les forums économiques Algéro-allemands sont devenus fréquents. L’import- export est de l’ordre d’un milliard d’euros de chaque côté, mais selon la presse algéroise, Berlin prépare un projet d’investissement en Algérie d’un montant de 3 milliards d’euros.

Deuxième nouvel acteur intéressé par le Maghreb, sans retenue et plutôt tambour battant, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, dont la conquête des marchés maghrébins avait commencé il y une vingtaine d’années. La confiserie, les jouets, les vêtements et les équipements électroménagers achetés en Tunisie ou en Algérie sont souvent de fabrication turque … Les drones et les camions blindés pour l’armée tunisienne aussi. Le président turc, qui rêve de restaurer le grand empire ottoman, ce qui lui vaut chez beaucoup d’analystes le qualificatif de «Néo-ottoman», s’est fait inviter par le gouvernement de Tripoli pour débarquer avec ses conseillers militaires et ses milices islamistes armées, avec l’appui de son ami américain Donald Trump et sous le regard perplexe mais presque «compréhensif » d’Angola Merkel.

Cependant, ces derniers mois, l’outrecuidance du Néo-ottoman commence à irriter les présidents français Emmanuel Macron, algérien Abdelmadjid Tebboune et tunisien Kais Saied. Conséquence : l’interventionnisme turc à réduit sa voilure, ces derniers jours, en retirant ses bateaux de la zone maritime gréco-chypriote et Ankara accepte des négociations directes avec Athènes.

Nous avons deux pays arabes qui sont ouvertement en concurrence au Maghreb et qui ont des fonds souverains bien garnis : les Émirats arabes unis et le Qatar. Les investissements émiratis en Algérie sont de l’ordre de 10 milliards de dollars. En Libye, Abu Dhabi est bien engagé dans son soutien au général Khalifa Haftar. Mais en Tunisie, les Emiratis ne voient pas d’un bon œil la place centrale qu’occupe le parti islamiste Ennahdha dans l’échiquier politique local.

Et la Chine dans tout ça : en 2017, elle était le premier fournisseur commercial de l’Algérie, avec plus de 7 milliards de dollars d’exportations, soit plus de 19% de la totalité des importations de l’Algérie. 50.000 Chinois résident dans le pays, selon le quotidien ‘‘El-Moujahid’’. En Tunisie, dont les finances publiques traversent une grave crise, les Chinois chercheraient un port à acheter, Bizerte ou Zarzis, mais ils ne réussissent pas encore à convaincre.

Mais… où est le problème?

Aujourd’hui les diplomates et les experts des pays du Maghreb sont dans une situation inédite : ils étaient formés pour une politique étrangère des axes bien définie et les alliés comme les concurrents étaient bien identifiés. Mais face au multilatéralisme actuel, la donne géopolitique à totalement changé et la «diplomatie du XIX siècle», selon l’expression d’un diplomate tunisien, n’a plus cours.

La diplomatie économique nécessite des compétences et ne se limite pas à la conquête des marchés… Elle est un socle pour une solidarité stratégique multiforme et complexe.

Donc, résumons-nous : sans intégration économique régionale, sans politique commune et sans cohérence régionale dans leurs choix stratégiques, les pays maghrébins se fragilisent eux-mêmes et hypothèquent avenir.

Dans un monde multipolaire, le Maghreb est la région la moins intégrée au monde. En géopolitique et en prospective, le temps des alliances est de l’ordre de 30 à 50 ans pour construire une stabilité politique incontestable. Personne dans les pays du Maghreb ne pourrait faire cette projection, et c’est le plus grave… L’échec de l’Union du Maghreb arabe a été le pire événement depuis les indépendances et rares sont ceux qui pourraient évaluer ses retombées néfastes.

Autre défi, les élites de ces pays, et même certains de leurs partenaires occidentaux, n’ont pas encore fait l’état des lieux des profondes mutations sociologiques que connaissent leurs peuples. Nous avons des peuples qui avancent dans un développement binaire ou dual : certains prônent le retour à un conservatisme identitaire d’inspiration orientale et d’autres voudraient s’inscrire dans une ère résolument moderne, dans un espace méditerranéen ouvert. Et là aussi, cette bipolarité handicapante a des conséquences et un coût sur le plan géopolitique.

* Ancien journaliste à Paris.

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