Humiliation suprême pour les Tunisiens, héritiers d’une civilisation trois fois millénaire, qui voient désormais le nom de leur pays associé au terrorisme. C’en est fini de l’image d’une Tunisie douce et tolérante.
Par Moez Ben Salem
Au mois de juillet 2012, un précédent article: ‘‘Bilan remarquable d’Ennahdha en 100 points’’ a dressé le bilan peu honorable d’Ennahdha au cours des huit mois d’exercice du pouvoir. Toutefois, on était loin de se douter que la cadence des évènements allait s’accélérer et que la Tunisie allait entamer par la suite une véritable descente aux enfers, la menant vers des abimes aux fonds insondables.
La montée crescendo des violences salafistes
En effet, le cycle de la violence, qui avait débuté dès novembre 2011, allait s’accélérer à un rythme effréné. Durant le mois de ramadan, profitant d’un sentiment d’impunité, les salafistes allaient se livrer à de nombreuses actions violentes, visant particulièrement les évènements culturels et artistiques, la plus grave étant celle qui s’est produite à Bizerte à l’occasion du festival d’Al Aqsa, au cours duquel des fanatiques se sont attaqués aux organisateurs, à coups de sabre, entrainant de graves blessures qui auraient pu être fatales. Les images de ces violences, qui ont tourné en boucle sur les chaines de télévision et les réseaux sociaux, étaient insoutenables! La police n’est intervenue qu’une heure après l’agression pour arrêter 4 assaillants qui seront par la suite relâchés par le juge.
Dans le sillage de cette grave agression, toujours à Bizerte, des individus ont pris pour cible un citoyen tuniso-français, Jamel Gharbi, venu passer des jours de vacances avec sa petite famille. Prétextant que sa femme et sa fille étaient habillées de manière indécente, les agresseurs salafistes ont failli lyncher M. Gharbi qui n’a dû son salut qu’à sa fuite effrayée. Il s’en sort avec des blessures sérieuses et de graves séquelles psychologiques, pour lui, son épouse et sa fille, qui ne remettront plus de sitôt leurs pieds en Tunisie.
Etant donné que M. Gharbi est un élu régional en France, l’affaire allait être fortement médiatisée en France, altérant gravement l’image de la Tunisie dans ce pays et suscitant des réactions fermes de la part des autorités françaises. Le gouvernement tunisien n’a présenté d’excuses officielles que 10 jours après l’agression. Et comme de coutume, les agresseurs courent la nature, libres comme le vent.
Un militant des droits de l'homme agressé par des salafistes à Bizerte.
Tensions sociales et scandales en chaîne
Cet état d’insécurité croissante intervient dans un contexte économique désastreux doublé d’une situation sociale explosive émaillée par de nombreux heurts et des tensions sociales croissantes dans diverses régions du pays, notamment à El Hancha, Gafsa, Sidi Bouzid, à Makthar et bien d’autres viles et villages.
Le gouvernement, dépourvu de tout programme et de toute feuille de route, tente désespérément de soigner son image qui se trouve par ailleurs gravement ternie par de nombreux scandales éclaboussant certains ministres ainsi que les dérapages de la police avec notamment la gravissime affaire du viol d’une jeune femme par 3 policiers et celle d’un homme décédé sous la torture dans un commissariat de police. Et ce ne sont pas les révélations fracassantes du fils d’un ancien Premier ministre et ami personnel de l’actuel chef du gouvernement qui allaient arranger les choses (Dr Néjib Karoui qui a dévoilé l’ampleur des divisions au sein du parti Ennahdha, Ndlr)!
Le gouvernement tente de faire une mainmise sur le secteur des médias qu’il accuse de tous les maux de la Tunisie et cela commence par la nomination à la tête du prestigieux groupe de presse Dar Assabah d’un ancien commissaire de police du temps du dictateur Ben Ali. Dès sa prise de fonction, le nouveau directeur écarte le rédacteur en chef et tente de s’immiscer dans la ligne éditoriale des journaux. Mais la remarquable réaction des agents de Dar Assabah, qui résistent à cette tentative d’asservissement, le met dans une fâcheuse posture. Pour s’en sortir, le nouveau directeur ne trouve pas mieux que de percuter avec sa voiture un des journalistes, le trainant sur 200 mètres sur le capot de sa voiture, à la manière d’un rodéo!
Souriez, vous n'êtes pas en Afghanistan, mais en Tunisie.
Comme si ce scandale ne suffisait pas, le conseiller du Premier ministre monte une véritable mascarade, digne d’une république bananière: il s’agit de la fameuse opération Ekbess au cours de laquelle on «invite» des gens à soutenir le gouvernement et à applaudir ses décisions. C’est ainsi que les moyens de transport public sont affrétés pour amener des mercenaires, qui auront l’occasion de se désaltérer grâce à l’eau minérale amenée par les agents de la Protection Civile se découvrant à cette occasion une nouvelle vocation. Pour couronner le tout, un haut dirigeant d’Ennahdha se lance dans un prêche incendiaire appelant à des actes de violences à l’encontre des journalistes.
Toujours au chapitre des trouvailles géniales, au lendemain de l’opération Ekbess, le mouvement Ennahdha organise dans un hippodrome une grande cérémonie de mariage collectif intéressant une vingtaine de couples de condition modeste. Cette opération de marketing sera médiatisée par la fameuse chaine de télévision Al-Jazira et rehaussée par la présence de nombreux membres du gouvernement.
Mais l’opération allait se révéler désastreuse. En effet, pendant que les ministres festoyaient allègrement, une terrible tragédie était en train de se dérouler au large des côtes de l’île italienne de Lampedusa, endeuillant la Tunisie entière: une embarcation de fortune, avec à son bord 136 passagers clandestins, fait naufrage. Environ une cinquantaine de personnes ont pu être sauvées, ce qui laisse supposer qu’environ 80 personnes ont péri, englouties par les eaux.
N’importe quel autre gouvernement aurait sans doute décrété un deuil national à la mémoire des dizaines de victimes qui ont perdu la vie en cherchant sous d’autres cieux à chasser le désespoir qui les envahissait dans leur pays d’origine; mais pour nos gouvernants ce n’est pas une bonne raison d’attraper une insomnie.
La Tunisie au ban des nations civilisées?
Un salafiste tunisien brandit le portrait de Ben Laden devant l'ambassade US à Tunis.
La descente aux enfers des Tunisiens ne va malheureusement pas s’arrêter là.
Suite à la diffusion par un réalisateur américano-sioniste d’un film de bas niveau portant atteinte à l’islam et au prophète, une vague de violence touche une grande partie du monde arabo-musulman, atteignant son paroxysme à Benghazi, en Libye, où une attaque contre le consulat des USA provoque la mort de 4 Américains, dont l’ambassadeur.
Nous pensions naïvement que la Tunisie, dont le peuple était réputé pour son civisme et son niveau d’instruction élevé, était immunisée contre de tels débordements; malheureusement, c’était mal connaitre cette nouvelle Tunisie post 23 octobre 2011, dans laquelle une certaine catégorie de personnes, des extrémistes religieux, qualifiés de «nos enfants» par le président du parti au pouvoir, pouvaient se sentir au-dessus des lois et commettre des actes graves, aux conséquences incalculables.
C’est ainsi qu’en ce vendredi 14 septembre 2012, gonflés à bloc par les prêches incendiaires de certains imams extrémistes, des hordes d’énergumènes barbus, armés de bâtons et d’armes blanches, munis d’échelles, de bidons d’essence et de bombes à gaz, allaient se diriger, les uns à pieds les autres à bord de camionnettes, vers l’ambassade américaine. Curieusement, ce cortège insolite n’a pas semblé inquiéter outre mesure les forces de l’ordre et à pu atteindre, en milieu d’après midi, les abords d’une ambassade, véritable citadelle considérée jusque là comme une forteresse inexpugnable.
Les forces de police, peu nombreuses et insuffisamment préparées, allaient être débordées et les assaillants ont pu escalader le mur d’enceinte, incendier une soixantaine de véhicules garés au parking et mettre le feu au bâtiment même de l’ambassade, où étaient réfugiés l’ambassadeur et nombre d’autres fonctionnaires américains, sans omettre de saccager l’école américaine, sise dans les parages.
On peut, à ce propos, se poser légitimement cette question : où est passée la redoutable police tunisienne? Ne se montre-t-elle efficace que lorsqu’il s’agit de tabasser de paisibles citoyens fêtant pacifiquement un évènement historique, comme ce fût le cas lors du 9 avril 2012? Où est passée la fameuse «milice d’Ennahdha», ces civils barbus spécialisés dans le tabassage des femmes et des intellectuels manifestant pacifiquement pour leurs droits, ou étaient-ils, cette fois, non pas du côté des policiers mais parmi les assaillants salafistes?
Ekbes (Serre la vis), manifestation en faveur du parti Ennahdha au pouvoir (Tunis, le 31 août 2012).
Ce jour-là, la situation a fini, en tout cas, par dégénérer en un affrontement très violent entre les salafistes et les forces spéciales de police, dépêchées tardivement. L’affrontement se soldera par un bilan très lourd avec 4 morts chez les djihadistes et près d’une centaine de blessés chez les assaillants et les policiers.
Devant des millions de Tunisiens ahuris, le fondateur d’Ennahdha tente de faire une récupération pathétique de l’évènement en prétendant que ces incidents pourraient être évités si on prenait la peine de criminaliser toute atteinte au sacré!
Mais les Américains ne l’entendent pas de cette oreille; ils ordonnent l’évacuation immédiate de tous leurs ressortissants dont la présence n’est pas indispensable et placent la Tunisie dans une liste de pays déconseillés aux Américains, au même titre que le Soudan.
Humiliation suprême pour les Tunisiens, héritiers d’une civilisation trois fois millénaire, qui voient désormais le nom de leur pays associé au terrorisme. C’en est fini de l’image de cette Tunisie douce et tolérante. L’odeur agréable du jasmin a laissé la place à celle, nauséabonde, des bâtiments incendiés par des obscurantistes religieux.
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