Les Tunisiens assistent médusés à la transformation insidieuse de leur mode de vie ouvert et tolérant. Menacés dans leur sécurité même, ils voient se profiler à l’horizon un dangereux régime théocratique!
Par Mohamed Ridha Bouguerra*
On ne compte plus les agressions, voire les menaces de mort, contre des artistes, des journalistes et des intellectuels. De Zied Krichen en passant par Nouri Bouzid à Lotfi Abdelli ou Youssef Seddik, la liste est longue. Il est fort à parier, malheureusement, qu’au train où vont les choses, cette liste soit appelée à s’allonger encore. Les personnalités politiques n’ont pas été épargnées non plus, qu’il s’agisse de Néjib Chebbi ou de Béji Caïd Essebsi. Ce dernier ayant subi les foudres non d’un quelconque voyou mais celles d’un haut fonctionnaire de l’État qui a publiquement appelé au meurtre de l’ancien Premier ministre.
Banalisation de la violence au nom de la religion
Les auteurs de ces actes délictueux ont rarement été inquiétés. Voyez, à titre d’exemple, Houcine Laâbidi, l’imam autoproclamé de la Zitouna, qui a appelé à la mort des peintres ayant exposé à Al Abdellia. Voyez encore, plus récemment, les quatre personnes arrêtées à Bizerte suite aux graves violences qu’elles ont causées aux organisateurs d’une soirée culturelle et que le parquet a immédiatement remises en liberté.
L’impunité dans ce domaine finit par se payer cher, car elle est toujours interprétée par les intéressés, qu’on le veuille ou non, comme un message d’encouragement à poursuivre sur la voie de la transgression de la loi. Des paroles et autres outrages publics aux actes meurtriers, le chemin est, hélas, très court. Alors, les escadrons de la mort et les tontons macoutes, c’est pour quand ?
On ne compte plus, non plus, les attaques qui ont ciblé les hôtels et bars où la consommation de l’alcool est autorisée par la loi. Jendouba au printemps dernier, Raoued et Sidi-Bouzid ce premier week-end de septembre ont connu des moments d’hystérie collective avec leurs lots de dégâts matériels que l’on peut aisément imaginer et cela en l’absence totale des forces de l’ordre.
Faut-il rappeler dans un contexte avoisinant que, début ramadan, de simples cafés ont connu, dans la journée, des descentes des nouveaux justiciers qui ont humilié et malmené de paisibles consommateurs et forcé les gérants à baisser le rideau? Les fauteurs de troubles intimident-ils à ce point nos forces de l’ordre que celles-ci leur cèdent le terrain? Doit-on en conclure que l’heure des escadrons de la mort et des tontons macoutes est arrivée?
On ne compte plus non plus, les réunions politiques ou culturelles perturbées. Dans un passé tout récent, Hamma Hammami, Lazhar Akremi, Jawhar Ben Mbarek ou Abdelfattah Mourou, ont été violemment empêchés de s’adresser à leurs sympathisants. Les militantes de Nida Tounès, en réunion samedi 1er septembre à Menzel-Chaker, ont eu, elles, droit à une bastonnade en règle et certaines ont dû être conduites aux urgences.
Il y a là un contexte de violence quotidienne qui n’épargne personne, pas même les visiteurs comme cette famille de Franco-tunisiens dont le mari et père a eu droit à Bizerte, sa ville natale, à une «correction» et s’en est tiré (!) avec quinze points de suture pour l’unique raison que sa fille de douze ans portait un short !
Des salafistes tunisiens manifestent devant l'ambassade des Etats Unis à Tunis, le 12 septembre 2012.
Cécité des responsables en charge de la sécurité
Dans ces conditions, comment rassurer le citoyen ordinaire et le convaincre que la sécurité est normalement assurée sur tout le territoire du pays comme vient de le déclarer le porte-parole du ministère de l’Intérieur? Ce ne sont là, cependant, que des paroles lénifiantes capables seulement de nous donner davantage de méfiance envers les hommes politiques! Leurs propos ne sont-ils pas régulièrement contredits par la dure réalité qui nous prouve à chaque instant que les heures de la paix civile sont comptées dans notre pays? Certaines personnalités publiques et quelques responsables de partis politiques ne parlent-ils pas déjà d’assurer dorénavant leur sécurité par leurs propres moyens? N’est-ce pas là le plus cinglant démenti que l’on puisse opposer à la politique de l’autruche pratiquée par le ministère de l’Intérieur? Comment expliquer cette inertie et cette cécité des responsables en charge de la sécurité des Tunisiennes et des Tunisiens?
À qui, finalement, profiterait le pourrissement de la situation sécuritaire sinon à ceux qui claironnent être au pouvoir pour longtemps et qui pensent qu’il n’y aura pas d’alternative à la «troïka» durant… dix ans au moins, au dire d’un conseiller du président de la république, Samir Ben Amor? Ou à ces démocrates d’un genre nouveau qui nous prédisent que si une deuxième révolution il y a, elle serait rapidement dispersée grâce à quelques bombes lacrymogènes, Mohamed Abbou dixit!
Et qui sont tous ceux qui sèment le désordre dans le pays, souvent sous le grossier prétexte de faire appliquer d’une manière intransigeante les préceptes de l’islam ou de protéger la révolution? Pourquoi leur laisse-t-on les mains libres? Pourquoi nos gouvernants sont-ils devenus aphones à propos de la situation sécuritaire? Qui sont les dirigeants et partisans de cette bien drôle Ligue de protection de la révolution qui agit quotidiennement contre les véritables objectifs de la révolution, à savoir la liberté et le choix démocratique? À qui s’en prennent-ils de préférence ces justiciers autoproclamés? N’est-ce pas d’abord et même exclusivement à ceux qui n’appartiennent pas aux partis formant la «troïka» gouvernementale? Ou encore à ceux qui n’ont pas la même conception qu’eux de la religion et de la manière de la pratiquer? Ne sont-ils pas en train de mettre en application la stratégie mise au point par Rached Ghannouchi qui nous a prédit que, sur le plan de la stricte observance de la religion, «le peuple finirait par se réguler lui-même»? On peut parier sans grand risque d’erreur que la réalisation de ce beau programme nahdhaoui est assurée du concours sans faille de ces milices qui risquent dans un avenir prévisible de se transformer en escadrons de la mort et en tontons macoutes!
Un salafiste tunisien brandissant le portrait de Aymen Zawahiri, le chef d'Al-Qaïda, devant l'ambassade US à Tunis
(Ph. Mohamed Mdalla).
La transformation insidieuse de notre mode de vie
Tout cela ne vient-il pas donner raison aux craintes d’un homme aussi pondéré et modéré dans ses propos et jugements que le Professeur Yadh Ben Achour, l’ancien président de l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique (Hiror)? Les mots ont leur poids de vérité et il n’est pas anodin, en effet, de déclarer comme il vient de le faire que nous sommes menacés d’une dictature pire que celle de Ben Ali! Quelques jours plus tôt, dans le cadre de la journée d’étude consacrée au projet de constitution préparé par les diverses commissions de l’Assemblée nationale constituante (Anc), le professeur de droit qu’est Yadh Ben Achour avait terminé son intervention en affirmant que l’adoption de ce projet risque d’instaurer un dangereux régime théocratique!
Dieu seul sait pourtant que la religion ne s’était pas invitée le 14 janvier 2011 sur l’avenue Habib Bourguiba où les seuls slogans entendus clamaient plutôt le besoin de dignité, liberté, égalité et démocratie! Et dire qu’aujourd’hui, l’on nous parle de Conseil supérieur islamique à inscrire dans la future constitution et non d’une Cour constitutionnelle, de la liberticide atteinte au sacré et non de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme ! Et dire encore que, comme citoyennes et comme citoyens, nous assistons médusés à la transformation insidieuse de notre mode de vie ouvert, moderne et tolérant! Pire, enfin, nous nous trouvons menacés dans notre sécurité même et voyons se profiler dans l’ombre escadrons de la mort et tontons macoutes!
* Universitaire.
Reportage photos de Mohamed Mdalla.
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