Par-delà l'incident du "dégagement" de Youssef Seddik, du reste très regrettable, ce qui est déplorable c'est que les Tunisiens font peu de cas de leurs intellectuels et ont peu d’égards pour les gens d’esprit.

Par Karim Ben Slimane


Etrange incident que celui qui s’est produit, jeudi 26 avril, à l’Université de la Zitouna. Le penseur Youssef Seddik a été empêché par un groupe d’étudiants d’assister à une conférence-débat animée par les cheikhs Rached Ghannouchi, président du parti islamiste Ennahdha, et Abdelfattah Mourou. C’est peut-être un arrière-goût de la révolution que ce temps étrange que nous vivons.

Une brigade inquisitoriale auto-proclamée

Jadis, Ben Ali et ses sbires bâillonnaient les plus téméraires, l’autocensure se chargeait du reste. Aujourd’hui c’est une brigade inquisitoriale auto-proclamée qui sévit dans le pays faisant taire par la force des bras et par les invectives toutes voix dissonantes à un ordre moral et religieux qu’ils ont réglé et normé à leur façon.

Loin du romantisme des observateurs étrangers, la révolution tunisienne a défendu la dignité et la liberté avant le pain. Etranges sont donc les temps où ce qui a été chassé par la fenêtre revient par la porte drapé de morale et de velléités d’excommunication.

Indépendamment de qu’on pense de Youssef Seddik ou de ses prétendues liaisons avec tel ou tel autre clan, l’homme mérite d’être respecté en tant qu’homme d’esprit et penseur. Peut-être a-t-il commis l’imprudence d’une accointance avec la chaîne Nessma et l’establishment qui la soutient. En revanche nul n’a le droit de s’auto-déclarer chef d’inquisition et chasser les sorcières comme bon lui semble. La scène est d’autant plus étrange qu’elle survient dans la plus vieille université du monde musulman le phare de la pensée libre et de la tolérance. Le déclin de la Zitouna a été concomitant du déclin de la civilisation musulmane entière. Nous espérions tous que la Zitouna se redresse et que son étoile brille de nouveau dans le ciel obscur de l’islam gangréné par l’ignorance. La réponse n’a pas trop tardé, l’ignorance s’est désormais institutionnalisée et le jour ne se lèvera sans doute jamais sur la Zitouna.

La dé-intellectualisation de la foule

Le cas de Youssef Seddik en rappelle d’autres. Avant lui et à peine sorti de l’ombre le grand penseur Mohammed Talbi connu par une poignée d’assoiffés de savoir, a essuyé le vent d’une critique acérée après que sa langue ait fourché sur une antenne de radio.

La morale de l’histoire est glaçante, les Tunisiens font peu de cas de leurs intellectuels et ont peu d’égards pour les gens d’esprit. La révolution n’aura finalement pas changé grand-chose dans la dé-intellectualisation de la foule et l’aversion qu’ont les Tunisiens pour œuvres de l’esprit. On continue à préférer les prêt-à-penser et les idées pré-mâchées de tous bords. Or il n’est pas difficile de juger sur pièce un intellectuel il suffit de lire ses livres et ses écrits. Malheureusement c’est trop demander à la nouvelle tyrannie de l’élite inquisitoriale montante.

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