Le Plan stratégique de développement 2016-2020 propose une perspective de changement à la finalité sociale peu pertinente et aux hypothèses chiffrées peu crédibles.
Par Hédi Sraieb*
La note de synthèse du plan stratégique du plan de développement 2016-2020 vient de sortir. Elle est l’aboutissement de près de 9 mois de travail d’élaboration d’hypothèses et de confection d’un nouveau modèle censé faire passer le pays d’une économie de sous-traitance internationale à faible coût à une économie de services à valeur ajoutée. En usant d’une image, le plan suggère une Tunisie à l’image de Singapour ou Dubaï, qui réunirait les avantages compétitifs en Méditerranée d’une puissante plateforme logistique et de transport multimodal, pouvant accueillir sièges sociaux régionaux des grandes firmes multinationales, ainsi qu’une une large variété de services financiers assurantiels et bancaires (un port financier à l’instar de celui de Tanger). Dans cette perspective s’inscrit le déploiement d’un large secteur des industries de l’information et de la communication.
Rompre avec un développement poussif
Il y a de toute évidence une stratégie qui souhaite rompre avec un développement désormais poussif fondé sur des industries banalisées à faible coût de main d’œuvre fortement concurrencées par la montée en puissance de nouveaux pays en développement.
L’objectif du plan étant clairement identifié et cerné, il convient d’examiner de plus près les prérequis du cheminement de cette nouvelle croissance et par là de s’interroger sur le réalisme des hypothèses qui sous-tendent cet exercice de modélisation.
Arrêtons-nous quelques instants sur la forme avant d’entamer la réflexion et l’analyse sur le fond.
S’agissant des aspects formels d’une note de 21 pages au format Powerpoint, on est quelque peu surpris par les décalages, l’absence de liens directs entre d’une part un diagnostic fort détaillé (fracture sociale, fracture régionale, recul historique de l’investissement…) et d’autre part, des préconisations ou recommandations encore très vagues.
Il n’est pas fait mention d’un secteur agricole en grande difficulté qui emploie encore 16% de la population active, qui en toute logique devrait assurer une fonction essentielle pour le pays : sa sécurité alimentaire à défaut de son autosuffisance. Pas une ligne sur une politique agricole plus audacieuse organisée autour d’une «agriculture familiale». Certes la question de l’eau est traitée, mais celle-ci ne touche qu’un aspect des multiples difficultés auxquelles se heurte la petite paysannerie (morcellement des exploitations, intrants onéreux, rapports inégaux et asymétriques avec les intermédiaires et les banques…).
Pas un mot non plus sur une politique industrielle plus audacieuse. Construire une superstructure de services à valeur ajoutée suppose néanmoins de disposer d’une base industrielle suffisante minimale pour fournir des débouchés à cette «tertiarisation supérieure» poussée. «Tout à l’export», impensable ! La greffe de services hautement sophistiqués n’a aucune chance de croitre si elle ne s’appuie pas sur un marché intérieur demandeur.
Une approche singulièrement technocratique
Toujours sur ces questions de formes, on regrette que les rédacteurs de la note, par paresse intellectuelle ou par manque d’imagination, usent et abusent de raccourcis quand il s’agit de préciser avec minutie les exigences, les conditions et les modalités d’objectifs intermédiaires. On observera pêle-mêle que la culture devrait augmenter de 30% (mais de quoi), que les transferts des Tunisiens de l’étranger devraient augmenter de 30% (toujours perçus comme un portefeuille), que le climat des affaires serait assaini, faisant gagner 20 points dans le classement (on ne peut moins objectif) de ‘‘Doing Business’’… pour se retrouver au niveau d’Israël (une faute de goût due à une absence de relecture).
Améliorer la prévention et la couverture sociale se résume à gagner quelques centième de points d’un indice complètement abscons – celui de l’indice de développement humain (IDH) –, pour la très grande majorité de nos concitoyens.
On imagine mal mobiliser l’opinion sur ces questions de santé avec cette approche singulièrement technocratique.
Une fiction chiffrée
Mais revenons sur le fond du document. Autrement dit sur la cohérence et la pertinence des tenants (les hypothèses retenues) et les aboutissants (les résultats escomptés). On observera que le plan et sa note de synthèse se livrent à un exercice classique de quantification. Mais tout se passe comme si le pays était dans une situation ordinaire quasi normale.
Sans mauvais esprit, on ne peut que faire constater que cette modélisation chiffrée ne porte que sur l’économie formelle, ignorant du même coup l’économie sous-terraine (30% du PIB). Autant dire et en respectant les canons de l’analyse statistique ou économétrique que les résultats obtenus seraient présumés justes moyennant une marge d’erreur de 30%. La prévision sur 5 ans de multiples agrégats (PIB, investissements, emploi…) qui nous est proposée prend l’allure d’un pur travail académique… en d’autres termes une fiction chiffrée.
Aucun statisticien digne de ce nom et nous en comptons des plus remarquables n’accepterait une telle marge d’erreur. Mais à l’évidence cela ne semble ne gêner en rien les rédacteurs. Ils ont décidé dans la confection du modèle prévisionnel de «gommer» un pan entier de la société (qui ne comprend pas moins de près de 1,5 à 2 millions de personnes). Au diable les petits détails. Mais trêve de polémique !
Les rédacteurs se fondent sur un puissant mouvement d’investissement. Pas moins de 125 milliards de dinars sur 5 ans.
Remarquons au passage la ressemblance étonnante avec le Plan Jasmin, lancé en 2011. Cela fait tout de même une moyenne théorique de 25 milliards par an, là où aujourd’hui le pays a toutes les peines du monde à franchir le cap des 11 milliards. 14 milliards d’écart… sûrement pas une paille ! Mais qu’à cela ne tienne, l’investissement privé local en totale hibernation pourrait tripler sa participation. L’Etat et son secteur public ferait de même, quant aux investissements directs étrangers, ils quadrupleraient (1 milliard aujourd’hui à plus de 4 sur les 4 prochaines années !… On croit rêver.
On en déduit fort logiquement que le pays seul ne peut accomplir par ses propres moyens (épargne + crédit) cet effort ambitieux. Il faudra donc trouver des financements extérieurs, autres que ceux pourvus par les IDE eux-mêmes. Soit donc (125 – 18), 107 milliards DT à trouver sur 5 ans !
Où trouver les ressources ?
La note d’orientation, comme les travaux qui ont filtré, restent étonnamment silencieux sur cette question. Question qui sans nul doute implique une «aide extérieure» (doux euphémisme) importante, quand bien même le pays réussirait à mobiliser au maximum ses propres ressources (emprunts publics et crédits bancaires).
Cela étant, et compte tenu du fait que l’essentiel des investissements seront consacrés à l’achat d’équipements et d’intrants étrangers, il n’est pas excessif de supposer que 60% des 107 milliards DT de financements devraient être en devises fortes. On aboutit à un montant considérable de 64 milliards DT sur 5 ans… Du jamais vu !
Sauf que cette nouvelle dette (9 puis crescendo jusqu’à 16 milliards DT en fin de période) va venir se greffer sur la dette existante.
Le taux d’endettement passerait de 52% à 83% propulsant la charge de remboursement à des sommets : de l’ordre de 11%, aujourd’hui, à près de 15% en 2020. Intenable !
Si l’on ajoute à cela le puissant mouvement d’importations de biens d’équipement, le déficit courant devrait exploser et ce ne sont plus les quelques 120 jours de réserves qui pourront endiguer l’énorme besoin de devises. Une crise de liquidité pourrait ainsi survenir à tout moment. Insoutenable !
Il est vrai que les rédacteurs tablent sur un cheminement agressif de la croissance. Très rapidement un retour à la normale, mais plus de 7% voire même 8%, les 3 dernières années. Irrecevable !
Un exercice qui semble avoir été fait sur un coin de table avec un tableur Excel. Car derrière ces chiffres de croissance, d’investissements, étonnants et pour ainsi dire extraordinaires, se cachent des réalités : le quadruplement de projets et de structures nouvelles, de la préexistence de main d’œuvre hautement qualifiée et disponible, une efficacité retrouvée de tous les rouages de l’Etat, etc…
On a peine à adhérer à cette vision, à cette perspective de changement. Peu pertinente du point de vue de sa finalité sociale.
Dubitatif et sceptique quant au bien-fondé des hypothèses chiffrées.
Alors un simple souhait : revisitez votre copie dans l’espoir cette fois ci de nous convaincre.
* Docteur d’état en économie du développement.
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