Pourquoi le patronat tunisien, cède-t-il toujours, à la tentation de s’acoquiner opportunément avec tout nouveau maître ?
Par Yassine Essid *
On sait ce que c’est qu’un syndicat de salariés au niveau national et à l’échelle de l’entreprise: les employés et les ouvriers s’associent pour obtenir des hausses de salaire ou une amélioration de leurs conditions de travail, ou bien ils s’engagent à se soutenir mutuellement si l’un d’eux venait à subir des mesures injustes. En cas de conflit avec l’employeur, les syndicats engagent des actions de protestation, menacent d’arrêter de travailler, font grève et manifestent. Acteurs majeurs du dialogue social, ils sont aussi l’un des mécanismes régulateurs du capitalisme.
Il en va tout autrement des organisations patronales qui sont, elles, par définition, corporatistes et clientélistes. Autant un syndicat de salariés nous paraît naturel autant celui des patrons se révèle contraire aux lois de la nature. Des patrons qui s’associent avec leurs concurrents pour s’entendre et fausser le jeu de la concurrence et pour obtenir des avantages ou des protections auprès du gouvernement.
Sous le gouvernement de l’islamiste Jebali, la centrale patronale et sa présidente n’ont pas eu de mal à épouser l’air du temps.
Pourvu que les affaires continuent
À ce titre il faut souligner que l’un des motifs importants de la mobilisation patronale au cours de l’histoire du capitalisme a consisté pour les industriels à demander à l’État d’agir contre le syndicalisme, notamment en faisant interdire les grèves par l’usage de la force publique.
En Tunisie l’Etat-parti s’est spécialisé, dès le départ, dans la fonction d’Etat-patron pesant de tout son poids sur la conduite des affaires publiques et sur la régulation de l’activité économique avec ce que cela comporte d’autoritarisme, d’arbitraire, d’absence de légitimité, d’embrigadement, de propagande et de contrôle de toutes les institutions et corps politiques et sociaux.
Ainsi toute association et toute organisation ayant pour but la défense d’intérêts économiques est déclarée inutile, hostile même, puisque l’État se considérait comme étant le père commun de tous. Syndicats autant que représentants du secteur privé se retrouvaient pour ainsi dire à sa solde et à sa merci. Entrave à l’action syndicale par la corruption personnelle de ses notables, par la subordination de ses chefs et par l’emprisonnement de ses militants; soumission et servitude des patrons d’entreprises privées par l’octroi de protections, de privilèges et de passe-droits dans l’unique but de préserver la paix sociale et d’assurer la stabilité politique.
Depuis l’indépendance, hommes d’affaires et patrons d’entreprise ont réussi à bien profiter des politiques économiques successives, que ce soit à travers le modèle de développement économique par substitution aux importations ou grâce à la libéralisation et la privatisation de l’économie dans le cadre des réformes d’ajustement structurel et de mise à niveau des entreprises.
Le secteur privé ne représentait pas seulement un groupe social informel mais une institution particulière, l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica), de sorte que, dans le jargon courant, patronat est devenu synonyme d’Utica. Peu importe que l’on soit industriel, commerçant, artisan, détaillant, boucher ou boulanger, drapier, orfèvre ou épicier, petits, grands, ou moyens, on est tous, avec ou sans salariés, des patrons, formant ensemble une communauté dans la société: le patronat. Sous ce nom conventionnel il faut comprendre non seulement les employeurs, patrons au sens étroit, mais l’ensemble des personnes qui travaillent à leur compte, employeurs ou indépendants sans salariés. Etre patron cela veut dire être maître chez soi. Que l’on n’ait que peu d’employés ou même pas d’employé, on est patron quand on possède une affaire, fût-elle modeste.
Wided Bouchamaoui, président de l’Utica (ici aux côtés de Houcine Abassi, SG de l’UGTT).
Une docile et reconnaissante créature de l’Etat
L’Utica, dont les adhérents sont une multitude de fédérations clientélistes jalouses de leurs intérêts, n’a aucune légitimité historique, ayant été dès le départ une docile et reconnaissante créature de l’Etat. En tant qu’organisation patronale, elle a servi d’auxiliaire de l’appareil de pouvoir et ses dirigeants furent tous d’actifs membres du parti. En tant qu’instance privilégiée de l’idéologie de la mise au pas, elle a amplement profité des largesses publiques, bénéficiant d’aides et de gratifications diverses en contrepartie de son engagement à servir de rouage essentiel de la politique d’ordre et de paix sociale. Elle fut en cela la fidèle instance – souvent contrainte et forcée – pour la collecte des contributions des entreprises aux 26-26, le porte-voix assumé de la propagande du régime pour toutes les politiques économiques menées par les artisans du «changement» et un entremetteur important entre l’oligarchie et le politique.
La mobilisation populaire du 14 janvier 2011 a balayé le régime, mais elle n’a eu ni la densité sociale ni la capacité politique pour ouvrir un cycle radicalement différent de développement. Il ne pouvait en être autrement après tant d’années de pouvoir conduit par un régime qui a fragmenté la classe laborieuse, liquéfié le pouvoir social de la classe moyenne, transféré un pouvoir immense au secteur des affaires et imposé un paradigme idéologique et culturel de consommation. Un régime qui a opéré un fort processus de dépolitisation et de désidéologisation de la vie nationale en éliminant tout débat sur la politique économique.
Certaines entreprises ont pu à ce point être favorisées par les dispositions autoritaires du régime précédent qu’elles regrettent la perte de leurs rapports privilégiés avec les décideurs dotés d’un pouvoir discrétionnaire. Les choses ont changé pour elles depuis cette époque dorée et il ne serait pas prudent de devenir mélancoliques au sujet du bon vieux temps.
D’autres, qui n’ont jamais véritablement bénéficié d’avantages particuliers sous l’ancien régime, ont du mal à s’adapter aux nouvelles conditions de la vie politique, aux règles du jeu désormais plus ouvertes, en particulier quand la libéralisation politique implique que l’on partage le domaine public avec une série de partenaires sociaux qui en étaient exclus jusqu’alors comme l’UGTT, la société civile et les critiques du libéralisme économique. Mais tout n’est pas non plus à jeter. Car ce nouveau contexte politique permet aussi la formation de l’opinion publique par les médias privés et libres, le financement des partis par lesquels les entreprises peuvent mettre en valeur leurs intérêts politiques dans un cadre pluraliste offrant ainsi de nouvelles possibilités sur le plan de l’expression politique à ceux qui sont prêts à «s’adapter».
C’est d’ailleurs en termes d’adaptation qu’il faut comprendre la large campagne de communication de l’Utica ainsi que les propos exprimés par sa présidente dans les médias révélant la capacité de l’organisation à s’ajuster, et c’est un euphémisme, à la nouvelle réalité. A commencer par un évident et non moins indécent souci de plaire aux islamistes ou simplement pour se conformer aux mœurs du moment. On se rappelle tous le congrès de l’Utica sous le gouvernement de l’islamiste Jebali. Les organisateurs avaient ouvert la cérémonie par une inhabituelle psalmodie du Coran comme il est d’usage pour sacraliser tout acte notable en y appelant la bénédiction divine. Quant aux propos, on les prendrait pour les meilleures intentions du cœur et de l’esprit, pour une parfaite droiture, une noble générosité, un sincère dévouement à ce pays, n’eut été ce lourd fardeau de fautes, d’erreurs et de compromissions que les patrons traînent péniblement et qui embarrassent encore leur initiation à la démocratie.
Ces récits tardifs de Wided Bouchamaoui, présidente de l’Utica, qui n’a même pas l’habilité rhétorique de masquer ses idées, ne diffèrent pas des propos tenus à l’époque par son prédécesseur, Hedi Djilani, grand thuriféraire du régime déchu et auquel elle a rendu un vif hommage. On croyait les chefs d’entreprises des gens pragmatiques, nets, précis, ennemis des utopies et des chimères, attributs des politiciens. On les a retrouvés fabricants d’illusions à travers 100 recommandations de teneur surréaliste.
Autorité, propriété, hiérarchie, ordre et profit
Encore une fois, leur système de valeurs qui n’a jamais cessé de tourner autour de l’autorité, de la propriété et de la hiérarchie, garants de l’ordre, de la stabilité et du profit, semble prêt à s’accommoder avec toutes les idéologies qu’elles soient d’obédience islamistes ou laïques.
La démocratie ne pourra être consolidée dans ce pays que si les détenteurs de fortunes personnelles ne cèdent pas, encore une fois, à la tentation de s’acoquiner opportunément avec tout nouveau maître toujours prêts à défendre l’ordre social établi comme un ordre sacré.
La démocratie ne sera vraiment ancrée et irréversible que si le secteur de l’entreprise privée se montre plus intègre et plus convaincant en tant qu’agent de développement économique et plus fiable comme garant des institutions démocratiques qu’il ne l’a été par le passé. Autrement dit qu’il procède à sa propre autocritique. Or que constatons-nous? Que la chute du régime n’a pas agi en traitement de choc ni constituée une rupture brutale entre le bon vieux temps de l’entreprise protégée et soumise, celle des connivences et de la sous-traitance et les nouvelles conditions du pays. Si on s’adapte politiquement on demeure éthiquement bien en-deçà du requis : respect de la règle de droit, comptabilité transparente, transactions loyales qui reposent sur la confiance et la compétence. Pour y arriver, les chefs d’entreprise doivent surmonter d’abord la crise à l’intérieur de leurs propres rangs, reconquérir leur dignité perdue et changer. Mais changer impliquerait une transformation culturelle, un changement de valeurs et de principes, d’être digne de représenter le monde économique, de défendre les commerçants et les chefs d’entreprise et se battre à leur côté, de marquer les politiques à la culotte pour les stimuler et les faire agir en faveur de l’économie sans essayer de les imiter ou de les remplacer.
Alors non, décidément l’Utica ne sert pas à grand-chose, si ce n’est à dévaloriser l’image des vrais entrepreneurs – si tant est qu’ils en existent. En prétendant exprimer la voix des patrons, de la société civile, de la nation, des institutions et de la démocratie, sa présidente se retrouve malgré elle la surprenante lauréate d’une reconnaissance sans dimension, restée toujours dans le flou, refusée plusieurs fois au Mahatma Gandhi, bizarrement attribuée à Obama, étrangement octroyée à Mohamed El-Baradei, tellement sous-estimée qu’elle a été rejetée avec mépris par Jean-Paul Sartre mais qui n’empêchera sûrement pas la présidente de l’Utica d’entériner en fait le sempiternel credo à travers lesquels le patronat n’a jamais cessé de penser, d’agir et de s’organiser.
Pourvu que les affaires continuent.
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