Avenue Habib Bourguiba, à Tunis.
A l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), on châtie bien la langue arabe… et les francophones aussi!
Par Tarak Arfaoui*
Je suis vraiment sidéré par les récentes diatribes d’un député du Front populaire, en l’occurrence Ahmed Seddik, à l’encontre d’une de ses collègues qui a osé s’exprimer, à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), en s’aidant de la langue de Molière. Fait absolument inadmissible, selon notre honorable député dont la fibre panarabe s’est trouvée subitement froissée à l’écoute de quelques phrases en français dans l’enceinte solennelle de notre parlement.
Langue à nulle autre pareille
Il est vraiment lassant de revenir chaque fois sur la sempiternelle question de notre fameuse «haouia arabia» (identité arabe), cheval de bataille de beaucoup de nos politiciens hypocrites qui s’y attachent comme à la prunelle de leurs yeux et dont la réalité sociale est extrêmement discutable.
Faut-il encore le rappeler, jusqu’au septième siècle de notre ère, aucun des habitants de ce vénérable pays à l’histoire trois fois millénaire qu’est la Tunisie, ne parlait un seul mot d’arabe. Le berbère ou le libyco punique étaient la langue usuelle de la population. Malgré l’invasion (ou conquête) arabe au septième siècle, la langue berbère était largement répandue en Tunisie jusqu’à la déferlante hilalienne au onzième siècle qui a véritablement introduit l’arabe dans le pays.
Au cours des siècles suivants, les autres langues n’ont jamais disparu. Le patois local fait d’arabe, de turc, d’italien et d’espagnol était la langue courante de la dynastie Husseinite. A titre d’exemple, et il y en plusieurs dans la littérature, en 1720, Peyssonnel, au cours de sa visite de la régence de Tunis (‘‘Voyage dans les régions de Tunis et Alger’’), était étonné de constater qu’aucun des habitants de Testour, de Tebourba ou de Metline, villes morisques par excellence, ne parlaient un traitre mot d’arabe.
Ainsi, sur le socle libyco-punique se sont greffées différentes langues au cours des siècles à la suite des invasions romaine, vandale, arabe, levantine, morisque et française pour aboutir à notre langue actuelle parlée par tous les Tunisiens, langue à nulle autre pareille et tout à fait typique de notre «tunisianité», mot sacrilège pour Ahmed Seddik, ci-devant chef du parti nationaliste arabe Attalia Al-Arabia (Avant-garde arabe).
Dans la cellule familiale des les premiers balbutiements, puis à l’école, dans la rue, au travail, on parle bel et bien «tunisien», un succulent mélange linguistique du terroir. Il est scientifiquement prouvé que la langue maternelle dont s’imprègne l’enfant dès le plus jeune âge est le véhicule essentiel de son savoir, de sa culture et de son épanouissement. Aucune créativité ou inventivité ne peut se développer en dehors de la langue maternelle. Voyez le théâtre, le cinéma, la télévision…
Ahmed Seddik: costard à la française et cravate nouée à la croate.
Pourquoi tant d’hypocrisie?
Dans la vie courante, l’administration, les médias, l’écrasante majorité des Tunisiens parlent leur langue maternelle, assez différente de l’arabe littéraire. Quel mal alors y a-t-il pour une citoyenne de s’exprimer authentiquement à la Tunisienne, comme le font des centaines de milliers de Tunisiens pour faire passer son message à l’assemblée? Je me demande combien de femmes tunisiennes s’adressent à leur progéniture en arabe, combien d’enfants en classe ou dans la rue parlent l’arabe châtié de M. Seddik, combien de Tunisiens utilisent uniquement la langue arabe littéraire dans leurs activités quotidiennes.
Loin de moi l’intention de dénigrer la prestance de M. Seddik, qui est sans conteste le député le plus élégant du plateau du fait de son allure à l’occidentale, dans son costard à la française avec son impeccable cravate nouée à la croate. Mais pourquoi tant d’hypocrisie? Je suis tout de même curieux de savoir avec quelle langue notre honorable député communique tous les jours avec ses enfants et son entourage, avec son coiffeur qui s’occupe de sa superbe moustache ou avec son épicier qui ne manie certainement pas aussi bien que lui la langue de Sibawayh (grammairien de langue arabe et d’origine perse du VIIIe siècle, NDLR). Libre à lui d’avoir l’arabité à fleur de peau que dénote son engagement partisan ou le verbe arabe châtié dans des formules sémantiques comme il sait remarquablement le faire est débité avec autant d’aisance, mais il n’a pas à nous imposer ses convictions panarabe jusqu’à arriver à agresser ses collègues et une bonne frange de l’opinion publique par un discours complètement à contre-courant de la réalité sociale du pays.
De grâce M. Seddik ainsi que tous les pan-arabistes du pays, arrêtez de nous torturer avec ces diatribes anachroniques de «ourouba» (arabité) et de «haouia» (identité). Notre «tunisianité» n’a besoin d’aucun arabisme outrancier pour continuer à vivre.
*Médecin.
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