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Le procès en sorcellerie contre Rached Ghannouchi

Rached-Ghannouchi

Réaction à l’article de Othman Farhat « L’intégrisme occulte de Rached Ghannouchi », publié par Kapitalis, le 5 décembre 2015.

Par Lamia Maali

Montaigne explique dans un passage des ‘‘Essais’’ que personne n’est à l’abri de dire des bêtises mais que le malheur est de les formuler bizarrement. Une fatwa sommant Rached Ghannouchi de se repentir d’un sermon de 2012 au risque de se faire excommunier, une fois l’amusement passé, nous impose quelques interrogations. Des interrogations plus politiques que théologiques.

Contrairement à ce qu’affirme M. Othman, le prêche de Rached Ghannouchi date de 2012 et non de 2015. Il est étonnant dans ce cas que «l’accusé» n’ait pas bénéficié du principe de la prescription. Ce n’est pas que le leader islamiste ait pu changer d’opinion sur  l’alcool entretemps, la rigueur de sa foi étant connu de tous, mais il est aussi de notoriété publique qu’il est l’homme politique tunisien le plus apte à réévaluer ses priorités et ses modes d’action politique et sociale à l’échelle de ce qu’impose l’équilibre économique et social, et l’intérêt national.

Abou Rached Al Capone    

La frivolité avec laquelle ont été rapportés les faits prouve bien que Rached Ghannouchi n’est pas confronté à un débat d’idées mais qu’il subit un procès en sorcellerie. On le sait depuis cinq ans maintenant, Ghannouchi a apporté avec lui de sa terre d’exil la gale, la rage, le paludisme, les inondations. Par miracle, il nous a épargné le sinistre fog londonien. Ces «exploits» nous poussent à nous demander si un être réel ou imaginaire a incarné avec une telle perfection les attributs du mal. Ç’aurait été presque bête que ses adversaires lui épargnent une accusation de complicité avec l’Etat islamique (Daech) mais le rendre responsable de la profusion des commerces clandestins d’alcool est d’une mauvaise foi géniale. La meilleure défense c’est l’attaque et pour épargner soixante ans de bricolage juridico-politique «moderniste» d’un régime autoritaire tiraillé entre velléités d’occidentalisation superficielle et opinion publique profondément traditionaliste, il suffisait de tout mettre sur le dos de Lucifer Ghannouchi.

Ghannouchi un démocrate conservateur  

M. Othman ne se trompe pas en refusant l’étiquette «moderniste» au président d’Ennahdha qui n’a jamais caché son attachement aux valeurs traditionnelles tunisiennes, elles-mêmes imprégnées de valeurs musulmanes séculaires. Se revendiquer islamiste modéré c’est accepter une société multiple et l’affrontement pacifié des idées sur une scène publique obéissant aux règles démocratiques. Il est donc impératif de rappeler la définition de quelques concepts. Le progressisme c’est la croyance en l’avènement d’un Homme nouveau dans un monde égalitaire. Le conservatisme c’est penser que l’identité collective d’un groupe humain se façonne dans le creuset de l’Histoire commune de ses membres et qu’on risque plus de mal que de bien à vouloir briser les fondements d’une société.

La démocratie c’est adhérer à la pensée de Héraclite qui explique que la lutte est le principe premier de toute chose; comprendre qu’en toute chose l’harmonie nait de l’équilibre de ses forces antagonistes. Rached Ghannouchi, constatant l’échec d’un demi-siècle d’une dictature laïcisante, n’a jamais prêché une domination inverse mais un rééquilibrage des forces politiques qui traversent la société politique. En somme, il ne fait que réclamer plus de démocratie.

Farhat Othman : un joyeux pinailleur

Précision, nous ne tenons pas M. Farhat pour un laïque hystérique. L’islamophilie qui transparait tout au long de sa tribune nous l’interdit. Ses compétences philologiques feraient difficilement l’unanimité néanmoins. La démonstration théologique sur le caractère prétendument licite de la consommation et du commerce d’alcool dans l’islam nous parait particulièrement légère.

L’interprétation d’un texte est par définition libre. Mais dans les limites imposées par la contextualisation comme le prouve les travaux  de sémiologie d’un Umberto Eco par exemple. Tout cela resterait cantonné aux querelles théologiques improbables qui font le charme de toutes les théologies du monde si ce n’est la portée inquisitoire de la démonstration de M. Farhat.

Une longue encyclique sommant Rached Ghannouchi de proclamer urbi et orbi que le commerce d’alcool est licite même le vendredi et pendant le ramadan, au risque de se faire attribuer ad vitam aeternam le sobriquet de Rached le menteur, par celui qui détient «l’Esprit vrai de l’Islam», notre infaillible pontife Farhat Othman.

Tout cela prêterait à rire si en ces temps troubles de transition politique difficile et de guerre contre le terrorisme quelqu’un n’avait eu la frivole inconséquence d’expliquer la folie meurtrière terroriste par les entraves faites au commerce libre des boissons alcoolisées.

* Professeure de philosophie.

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