Des étudiants «cartouchards» font un sit-in à la Faculté des Lettres de Manouba pour demander… «la clochardisation de l’enseignement supérieur».
Par Habib Trabelsi
Grève de cours depuis un mois, sit-in depuis quinze jours, grève de la faim depuis une semaine, encombrants hétéroclites devant le bureau du doyen, diverses nuisances pour le personnel administratif, les visiteurs… Pourquoi? «Pour défendre le droit à la clochardisation de l’enseignement», s’indigne une enseignante à la Faculté des Lettres des Arts et des Humanités de La Manouba (FLAHM).
Non à la paupérisation de l’université !
«Le doyen, Habib Kazdaghli, est décidé à défendre un enseignement de qualité et des diplômes reconnus par la communauté scientifique internationale, à ne pas permettre le bradage de l’université nationale, cet outil de progrès et de modernité», a confié à Kapitalis l’enseignante qui a requis l’anonymat.
Elle a expliqué que des étudiants membres de l’Union générale des étudiants de Tunisie (Uget), le syndicat estudiantin de gauche, défendent bec et ongles, «le droit des cartouchards (étudiant ayant échoué aux sessions d’examen autorisées et qui ne peut plus redoubler, ndlr) à une quatrième inscription!».
Les protestataires revendiquent aussi «un allègement substantiel des matières à réviser une semaine avant les examens. Autrement dit, ils veulent appartenir rapidement à la caste des diplômés chômeurs avec un statut social gratifiant leur permettant de se présenter comme des victimes du système. Et tant pis pour le bradage de l’enseignement supérieur!».
Selon elle, la circulaire du ministère de l’Enseignement supérieur concernant l’allègement des examens en fonction des filières «a laissé une marge d’appréciation et de responsabilité aux acteurs du terrain, en insistant toutefois sur ‘‘la nécessité de la sauvegarde de la qualité de la formation et de la valeur des diplômes’’. C’est pourquoi, nous refusons la clochardisation de l’enseignement!».
Après les salafistes obscurantistes, Habib Kazdaghli fait face aux salafistes… de gauche.
«Salafisme de gauche»
Le doyen a affirmé à Kapitalis avoir été molesté, blessé et agressé verbalement à l’entrée du bâtiment principal de la Faculté devant des étudiants, des enseignants et des employés. Il en portait encore les stigmates à la main.
Du jamais vu même durant «la mère des batailles» qu’il avait menée avec succès de novembre 2011 à mai 2013 pour empêcher la FLAHM de se transformer en «Manoubistan» sous les coups de boutoir d’islamistes fondamentalistes qui ont voulu lever l’interdiction du port du niqab dans l’enceinte du campus.
Rendu mondialement célèbre par ce bras-de-fer, Habib Kazdaghli fut sacré «Doyen du Courage» par un réseau de plus de 330 établissements d’enseignement supérieur internationaux, qui se donne pour objectifs la promotion de la liberté académique et la protection des chercheurs contre d’éventuelles menaces.
«Les salafistes religieux qui ont voulu mettre au pas la FLAHM, ce haut-lieu de savoir et lui imposer un système de valeur conservateur se basant sur une interprétation étriquée de la religion, et les populistes, ces salafistes de gauche qui veulent aujourd’hui faire plier l’administration par leur dogmatisme politique et leur aventurisme inconscient, recourent aux mêmes méthodes violentes d’intimidation et d’obstruction», estime un universitaire interrogé par Kapitalis.
«Les extrémistes des deux bords se rejoignent», ajoute-t-il en citant en vrac «grèves de cours, grèves de la faim, sit-in, blocage des portes des départements et de l’amphi, attroupements devant le bureau du doyen, agressions verbales, voire physiques, plaintes contre le doyen pour le traîner devant les tribunaux…».
«Mais la Faculté de la Manouba, qui a été à l’avant-garde de la lutte contre l’obscurantisme, défendra également un enseignement de qualité et des diplômes reconnus par la communauté scientifique internationale», dit-il sous couvert d’anonymat.
Il y a un an jour pour jour, des étudiants à la Faculté des Lettres de Kairouan avaient installé des potences et s’étaient mis la corde au cou pour protester contre leur situation jugée précaire, lors d’une grève, en solidarité avec leurs «camarades cartouchards» auxquels le ministère de l’Enseignement supérieur avait refusé une 4e inscription en première année à la Faculté de droit de Sfax.
L’entrée du bureau du Doyen encombrée par d’éternels étudiants multi-redoublants.
JCC, victime collatérale du «dogmatisme politique»
Habib Kazdaghli, gratifié également du doctorat Honoris causa pour la défense du savoir, de l’Université et des libertés académiques, ne ménage aucun effort pour combattre au sein de la FLAHM la culture mortifère qu’impose le terrorisme et lutter contre la désertification culturelle causée par un demi-siècle de pouvoir autocratique et de dictature dans un pays pourtant riche artistes et en femmes/hommes de culture de talent.
Après avoir été, en août dernier, l’un des principaux artisans d’un Congrès des intellectuels contre le terrorisme – quelques semaines après une deuxième attaque meurtrière qui a touché de plein fouet l’industrie touristique du pays – Kazdaghli a tout fait pour que l’Amphithéâtre Ibn Khaldoun de la FLAHM soit l’une des 18 salles de projection des 26e Journées cinématographiques de Carthage (JCC), le fer de lance de la résistance des pays du sud, la plus grande manifestation culturelle tunisienne en termes d’audience et de visibilité et dont l’originalité est de privilégier les rencontres et les discussions entre les réalisateurs et leur public.
L’une des principales innovations de la 26e édition de la plus ancienne manifestation de cinéma en Afrique et aussi l’une des plus militantes, a en effet été la décentralisation des projections: dans une douzaine de villes, dans des prisons… et à la FLAHM.
L’Amphithéâtre a ainsi accueilli une panoplie de chefs-d’œuvre – dont ‘‘L’orchestre des aveugles’’ du marocain Mohamed Mouftakir (Tanit d’Or), ‘‘Dégradé’’, des Palestiniens Arab et Tarzan Nasser, ou encore ‘‘O Ka’’, l’admirable documentaire du doyen du cinéma africain, le Malien Souleymane Cissé.
Or, l’amphi était le plus souvent quasi-vide, «le dogmatisme politique et l’aventurisme inconscient» des protestataires, constamment attroupés devant la salle de projection, ayant contribué à cet échec, la désertification culturelle y aidant.
Le «clou» des JCC à la FLAHM fut l’irruption d’un groupe de grévistes en pleine projection de ‘‘Dégradé’’, pour «occuper le devant de la scène», en brandissant des pancartes, en vociférant des slogans, sous le regard ahuri de Leïla Shahid, l’ex-ambassadrice palestinienne auprès de l’Union européenne.
Et le débat en présence des réalisateurs d’avorter ! Et Tahar Cheriaa, l’un des pères fondateurs du cinéma tunisien et le créateur (en 1966) de ce premier festival panafricain et panarabe, de «se retourner dans sa tombe»!
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