Bilan à la fois psychosociologique et politique de l’année 2015, qui se veut moins tourné vers le passé que prospectif.
Par Farhat Othman
À l’orée de la nouvelle année qui sera dans le même temps l’an VI de ce qu’on a appelé révolution et qui n’a été qu’un coup du peuple, voici un bilan à la fois psychosociologique que politique de l’année 2015 qui se veut moins tourné vers le passé que prospectif, la Tunisie devant être en 2016 encore plus baroque, épiphanisant son exception en puissance arrivée à maturité en bouclant l’an V de sa révolution 2.0 postmoderne.
Baroque Tunisie
On n’arrête pas de le dire en haut lieu, chacun à sa manière: la relative stabilité que la Tunisie vit encore est le résultat de l’entente de raison entre les deux ennemis d’hier, Nidaa Tounes, le supposé moderniste parti majoritaire désormais éclaté et son alter ego en termes de poids politique, Ennahdha, le parti islamiste qui n’est pas loin de connaître le même sort, mais qui arrive à se préserver des divisions en profitant de celles du parti majoritaire à l’issue des dernières élections et de l’impéritie flagrante de ses adversaires incapables de tirer profit de ses faiblesses flagrantes.
D’ailleurs, la multiplication des déclarations essentialistes sur l’islam et la montée au créneau de certaines pointures des plus intégristes au parti n’ont de sens qu’en étant les contre-feux nécessaires pour contrer le désuet numéro de charme auquel s’adonne régulièrement Ghannouchi et sa garde rapprochée pour garder les faveurs de l’opinion, surtout occidentale, ses soutiens vitaux.
Éloquente illustration en a été la sévère diatribe aux siens adressée sur sa page Facebook par le philosophe Abou Yaarib Marzouki les critiquant de ne pas défendre assez leurs valeurs, les taxant de s’adonner à du strip-tease politique. (1)
Ici même, une professeure de philosophie, Lamia Maali, a dénoncé ce qu’elle a qualifié fort à tort de procès en sorcellerie contre Rached Ghannouchi. (2) Car ce fut une maladresse commise par notre pédagogue contre un propos de vérité à son égard, pointant son intégrisme occulte en matière de sujets sensibles du fait d’un double langage élevé en rang des œuvres d’art qu’on retrouve au mieux dans l’enfer des bibliothèques. (3)
Tout cela participe de ce que vit la Tunisie, un état de crise salutaire qui permet de faire remonter à la surface les défauts longtemps cachés par un régime totalitaire. Certes, rien de l’ancien ordre n’a disparu puisque ce qui compte de lui — sa législation scélérate — est pour l’essentiel encore en vigueur envers et contre tous notamment les droits et libertés constitutionnels. Témoin en est cette vile loi 52 dont on maintint et l’esprit et les effets néfastes. (4)
Rappelons-nous ce que disait un membre éminent du parti islamiste au pouvoir lors du vote de cette constitution : qu’elle était mort-née ! Peut-on douter un instant que c’est à quoi agit Ennahdha en conformité avec l’oracle de ce militant toujours actif au sein de ses plus hautes instances?
Ce qui le confirme, ce sont les indiscrétions sur une possible destitution de M. Ghannouchi de la tête du parti ou, à tout le moins, d’une limitation de ses pouvoirs, lui qui, moyennant son double langage devenu une seconde nature chez lui, s’évertue à vendre à l’Occident un visage faussement rayonnant d’un parti qui s’accroche à un dogmatisme intégriste, digne de l’Anté-islam.
Il n’y a rien de tel pour illustrer un tel essentialisme — non seulement mortifère, mais aussi criminogène en une Tunisie meurtrie en son islam fondamentalement tolérant, étant soufi — que les propos des intellectuels qui alimentent les extrémistes en pensées toutes faites, dont notamment des philosophes, dont l’un d’eux fut même député.
On voit ainsi à quel point de baroquisme est réduit notre pays; ce qui est loin de dévaloriser son état actuel de crise salutaire en son sens étymologique qui est ce moment décisif qui débouche, soit sur la mort, cette régénération selon le principe scientifique de la palingénésie, soit sur la guérison.
Notons ici que j’emploie l’épithète baroque pour notre pays moins comme on le dit de la perle du fait de sa forme irrégulière que d’un jardin charmeur, orné de grottes, de rocailles et de cascades. Le baroque tunisien réfère, comme dans la littérature française sous Henri IV et Louis XIII, à cet état de la création laissant libre cours à la sensibilité. La Tunisie est donc baroque au sens utilisé pour une personne à cause de son caractère bizarre, inhabituel ou excentrique. D’ailleurs, en beaux-arts et en peinture plus particulièrement, le baroquisme s’oppose au classicisme pour cause de sa fantaisiste. Plus généralement, le baroque est cette période de manifestation artistique, fort riche en retombées salutaires, née au cours des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles européens, période à laquelle l’Occident d’aujourd’hui doit beaucoup.
Ce sera assurément le cas pour la Tunisie de demain qui laisse augurer véritablement de l’épiphanie d’une exception qu’elle constitue déjà aujourd’hui, mais juste en pointillé encore. Faut-il la sortir de sa misère morale actuelle qui est bien moins celle d’un peuple intelligent et adaptable à souhait que de la plupart de ses élites délitées!
Celles-ci, notamment au plan politique et assimilé, font carrière d’une honteuse inertie, notamment législative, dans tous les domaines de la vie du pays, particulièrement ceux qui comptent, les matières sensibles ou taboues dont on ne veut pas parler, les jugeant dérisoires et même triviales, bien qu’ayant notoirement un effet immédiat et capital sur l’imaginaire populaire et l’inconscient collectif.
Genèse de la situation actuelle d’inertie
En cette fin d’année 2015, à la veille du cinquième anniversaire de la révolution, rappelons d’abord que rien de ce que vit la Tunisie ne serait arrivé sans l’intuition américaine tablant sur la capacité du pays à renouer avec un passé d’originalité remontant à la nuit des temps. Carthage fut une terre de culture et de civilisation raffinées et les enfants de cette terre, y compris les farouches guerriers que sont les hommes libres autochtones, ont toujours su allier désir et plaisir de vivre.
Bien que ne faisant que servir ses intérêts en premier, l’ami américain devenu indéfectible, depuis l’instauration de l’ordre mondial aujourd’hui en crise, a eu l’intelligence de comprendre que ce monde a changé. Certes, s’il refuse encore d’accepter l’impératif d’innover dans la pratique politique et les rapports internationaux, il n’a pas moins l’intelligence de s’adapter à cet impératif avec la malice de vouloir influer sur son cours en le faisant faire par autrui.
Il est vrai, une telle malice est toujours susceptible de muer en malignité, mais sous certaines conditions impliquant compromissions et complicités, objectives pour le moins, de la part de ceux qui se laisseraient manipuler comme le ferait un potier de la glaise. À qui la faute, au final?
Aussi, la Tunisie parut-elle, et à juste titre, le laboratoire idéal pour en finir avec un ordre saturé qui ne tenait que grâce à leur appui et qu’il fallait réformer à défaut de répudier. Se laissant tenter par l’impératif de la transfiguration du politique en Tunisie, ils ont osé aller à l’aventure de faire entrer dans la bergerie de la classe politique tunisienne ce qui était considéré par certains, hier et encore aujourd’hui, comme le loup islamiste à tenir à l’écart, sinon à chasser.
Le mérite ou le tort des États-Unis (seul l’avenir le dira) est d’avoir cru le chef de file de l’islam tunisien dans sa profession de foi démocrate au point de l’aider, une fois le coup du peuple réussi grâce à leur feu vert sinon leur appui agissant, à avoir en mains les clefs du pays pour une transfiguration du politique, lente et inéluctable, mais sûre de leur point de vue, à défaut d’être assez souhaitée par tous pour être accélérée.
D’où le jeu récurrent de certaines minorités, spontanément ou machiavéliquement manipulées, de s’agiter assez violemment, en actes ou en paroles, pour faire accroire qu’il n’y a pas d’unanimité dans le pays pour basculer pour de bon dans l’État de droit. On en donnera ci-après deux éloquentes illustrations.
À ce jour, l’allié islamiste ne fut pas ni n’est encore à la hauteur des attentes américaines, ayant été au meilleur des cas débordé par ses membres les plus extrémistes, mais surtout pour cause d’une stratégie par trop sophistiquée dans son esprit antique. Cela aurait pu relever de la trahison des engagements si la réalité complexe des contraintes internationales ne pesait de tout son poids.
Comme on le dit, il fallait gérer une situation où la peste le disputait au choléra et où le borgne ne pouvait qu’être roi au pays des aveugles. Aussi, malgré les coups de griffe et même de poignard reçus par son supposé nouvel allié, l’Amérique d’Obama sut résister à ses propres vieux démons anti-islamistes ainsi que ceux de ses anciens alliés se présentant comme libéraux et démocrates.
Ces derniers, divisés ou relevant de stratégies politiques surannées, n’ont rien eu à offrir de mieux que leurs rivaux: que slogans creux puisant dans une langue de bois commune, articulée à un besoin vital similaire de s’adosser à un arsenal répressif de l’ordre ancien, jugé de nature à permettre de contrôler une société contestant de plus en plus quiconque rêve d’être non seulement son seigneur, mais aussi saigneur. C’est une telle dérive allant grandissant qui impose d’urgence la restauration non pas de l’autorité et du prestige de l’État, mais de la confiance des masses dans leurs autorités.
C’est une conscience de cette exigence relevant encore de la quadrature du cercle qui a donnée à d’aucuns, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, la sagesse de ne pas remettre en cause ce qu’impliquait l’intuition première américaine. On convient implicitement de laisser les événements aller à leur terme en continuant — moyennant, au mieux, une mise à jour logicielle — de parier sur la possible et nécessaire transfiguration du politique en Tunisie.
Celle-ci fut lente et le sera encore, mais elle a eu finalement le mérite de donner naissance à une idée géniale, quoique pas assez bien exploitée : la formule du consensus imposant le recours aux compétences. C’est ce qui prendrait mieux forme si l’on voulait enfin faire montre de sagesse afin de doter le pays d’une nouvelle forme de gouvernance politique que je qualifie de «compétensuelle» où le service de l’État prime l’apparentement partisan, la seule appartenance n’étant que celle due à la patrie et nullement à un quelconque parti. C’est que le système partisan, y compris dans les démocraties avérées, a épuisé ses vertus et tourne à vide, ne vivant aujourd’hui que de ses propres vices
Le scénario d’une «compétensuelle» postdémcratique qu’on pourrait qualifie de «démoarchie» (de «démos» et «archie» référant à la puissance sociétale, ce pouvoir des masses en leur âge des foules qu’est la postmodernité) est parfaitement possible grâce au génie tunisien, l’essence de l’être dans ce pays, qui est bien plus porté sur le consensus que la chicane, y compris et surtout en matière d’idéologie.
En effet, de tout temps, en Tunisie, on a eu moins affaire à l’idéologie, surtout religieuse, comme négation de l’appétence à la vie qu’en aphrodisiaque à une volupté de vivre propre à cette terre que les artistes autochtones comme étrangers, grâce à la finesse de leur âme, ont été les premiers à déceler et à chanter.
Faut-il que ce peuple ait les dirigeants qu’il mérite, des chefs charismatiques de la trempe d’un Bourguiba ou encore mieux d’un Farhat Hached, bien plus enraciné dans l’âme profonde du pays ! Or, il n’y en a pas encore; même celui qui se présente pour être le fils spirituel du Combattant suprême, occupant ses meubles, semble se limiter à imiter son mentor dans la manière avec laquelle il a mal tourné au sortir de sa grandiose carrière!
Misère de la politique
On le sait bien ! Il n’y a de vérité une et unique que chez les dogmatiques de tous bords, la vérité étant toujours multiple, cette constellation de véracités interstitielles, composant un horizon vers lequel il faut se tourner (vers-ité). De plus, ainsi qu’on a coutume de le dire, la vérité est souvent fonction de l’apparence qu’on lui donne et qui change, par exemple, un verre à moitié vide en un verre à moitié plein.
C’est le cas de notre pays à la veille d’une année qui sera décisive, étant celle de la maturité sociopolitique. Sa supposée stabilité dont se satisfont vainement des élites promptes à l’inertie, au mieux à la procrastination, est certes à valoriser, mais elle ne peut faire oublier que la situation est loin d’être idéale alors qu’elle pourrait l’être.
En effet, est-ce qu’une paix généralisée est impossible dans les têtes d’abord afin de se concrétiser dans nos rues débordant de poésie à qui sait la voir? Relèverait-elle de l’utopie?
En concédant à l’argument massue que le réalisme impose, à savoir le devoir d’accepter la fatalité d’une entente forcée entre les forces opposées religieuses et laïques dans le pays, est-ce qu’ont fait ce qu’il faut pour que cela ne soit pas une inertie durable propice au maintien d’un statu quo qui n’est pas si inoffensif qu’il en a l’air?
Car les forces obscurantistes — contrairement à ce que l’on croit et pas nécessairement là où on les situe habituellement — ne sont jamais aussi actives que dans ce genre de fausse paix, profitant du relatif calme pour bétonner leurs casemates idéologiques et dogmatiques tout en faisant avancer leur terrorisme dans les têtes! Et on sait qu’il n’est nul terrorisme physique s’il n’est d’abord mental! Que fait-on donc contre un tel terrorisme? Rien, sinon de tenir un discours lénifiant, faussement sage, de cette ignorance se voulant docte. Bien mieux, on fait tout pour l’alimenter en munitions humaines encore plus fraîches en gardant les lois qui les briment, les poussant aux extrêmes.
Il faut se dire une chose qui fait mal aux uns et aux autres: on manque en Tunisie de vision juste du pays. On juge mal la société, car on lit sa psychologie selon celle d’élites conservatrices dans l’âme, méconnaissant les réalités du pays profond à force de vivre dans leurs tours d’ivoire. Elles sont aussi dogmatiques les unes et les autres, entichées d’un Orient exsudant la religiosité, comme d’un Occident, laïciste, versant dans une religion civile ou profane aussi intégriste que l’autre.
Elles se distinguent surtout par leur inertie dans le domaine capital qui conditionne la paix dans le pays, celui des droits et des libertés, et ce juste en conformant l’arsenal juridique obsolète aux acquis obtenus de haute lutte par la société civile dans la Constitution.
Or, être inerte, c’est être battu ainsi que le rappelait le fin connaisseur de la stratégie politique et militaire que fut le général de Gaulle. Qu’attend donc le gouvernement actuel pour agir sérieusement en vue de conformer le droit positif à la norme supérieure du pays ? Sa position sur la honteuse loi 52 est une mascarade, allant contre toutes les recommandations crédibles en la matière appelant à la dépénalisation du cannabis. (5)
Le précepte du général français est toujours de mise et vaut pour l’inertie tunisienne actuelle où s’affrontent confusément appétits voraces, enjeux de pouvoirs, stratégies occultes, faux semblants et arrière-pensées concurrentes.
Or, à près de six ans, un âge d’adulte pour les peuples, la Révolution tunisienne est sommée de refuser une telle inertie et de bouger pour se mobiliser et avancer, agir pour conformer le pays officiel au changement effectif, mais informel de la société. Sinon, la classe politique actuelle sera irrémédiablement perdue au grand dam de tous ceux des deux camps au pouvoir qui s’opposent, eu égard aux espoirs soulevés.
Il tombe sous le sens que c’est, en premier, la scélératesse des lois actuelles que se doivent d’éliminer — et non d’atténuer vainement — les plus sincèrement voués à l’intérêt du pays, empêchés d’agir et cantonnés dans l’inertie coupable. Certes, cette instabilité a des causes internes et externes; aussi doivent-ils s’y attaquer aussi, car le temps agit contre eux. D’autant que l’époque est aux fausses recettes préférées aux réponses innovantes.
Fausse recette, par exemple, que de croire redresser l’économie du pays en faisant appel aux capitaux étrangers sans avoir de projet économique aux aspects concrets susceptibles d’obtenir l’adhésion la plus large du peuple en vue de le réussir. Car la loi du marché impose un prix à tout recours au capital étranger, ne serait-ce qu’en termes de souveraineté. Plus la Tunisie est faible à revendiquer le respect de sa souveraineté, plus le prix à payer sera élevé. Et la vraie souveraineté est celle qui a ses racines dans confiance populaire!
Car la souveraineté du pays est celle de son peuple qui est donc en droit d’exiger une économie sociale solidaire au vu de son niveau de pays fort dégradé; et c’est possible si on arrêtait de lui imposer les préceptes d’une économie libérale pour satisfaire aux diktats des financiers internationaux relayés par leurs obligés locaux. Sinon, si on devait s’y résoudre, autant le faire en allant jusqu’au bout de la logique du régime libéral avec des libertés accrues dans le pays et aussi l’ouverture des frontières, aux marchandises certes, mais aussi et surtout à leurs véritables créateurs, les femmes et les hommes.
Pareille ouverture est possible désormais moyennant un instrument respectueux du réquisit sécuritaire, à savoir le visa biométrique de circulation. D’autant plus qu’outre son respect de la souveraineté étatique, une telle formule inévitable de circulation future est un aspect fondamental relevant des droits basiques de l’Homme et ouvre des horizons devant une jeunesse réduite à vivre dans une réserve et d’y cultiver le rejet et la haine de l’autre qui la rejette. D’autant plus qu’elle continue à être brimée par les lois honteuses de la dictature, juridiquement caduques depuis l’adoption de la nouvelle constitution.
Alors, à la veille du 14 janvier 2016, pourquoi ne pas agir de manière spectaculaire afin de frapper les esprits en s’adressant à l’imaginaire populaire avec l’annonce, en acte majeur de célébration du cinquième anniversaire, de l’abolition de l’arsenal répressif de la dictature?
Cela pourrait se faire par une invitation officielle, du pouvoir législatif ou exécutif, faite aux juges de ne plus se conformer dorénavant dans leurs décisions qu’aux exigences de la constitution, et ce dans l’attente des lois d’application de ses droits et libertés à la mise en place desquelles le gouvernement se mettra toutes affaires cessantes?
Que le gouvernement sorte aussi de son inertie en annonçant à l’occasion de cet anniversaire la libération des innocents emprisonnés juste pour un joint ou pour un acte homophile relevant de la nature placée par Dieu dans ses créatures, ainsi que tout fait ne relevant que de la liberté privée consacrée par le droit ! Cela fera sans conteste de ce cinquième anniversaire une date historique inoubliable!
Le gouvernement osera-t-il user de pareille combinatoire susceptible de faire renaître la confiance populaire tout en contribuant à faire changer la donne et redonner un souffle nouveau au régime ? On ne sait que trop, hélas, à quel point peut atteindre le poids de l’immobilisme, avec ses inévitables conséquences néfastes pour des esprits déjà inertes par dogmatisme.
Surtout quand les intellectuels, les philosophes à leurs têtes, donnent le mauvais exemple au lieu de faire montre de l’humilitude et de la fortitude impératives pour eux et nécessaire ceux qu’ils inspirent dans l’action politique afin d’y introduire l’éthique manquante, en mesure d’en faire une «poléthique» !
Misère de la philosophie
Certains de nos philosophes et professeurs de philosophie l’illustrent à merveille. L’une de ses derniers m’a taxé même récemment, dans l’article précité, de frivolité et de joyeux pinailleur dans son plaidoyer pour ce qu’elle qualifie par ce bel oxymoron de «démocrate conservateur» généreusement attribué à Rached Ghannouchi.
Ce faisant, elle a oublié l’esprit de légèreté de Nietzsche et son gai savoir. De plus, qualifiant de progressiste un pur esprit de jonglerie dans ses actes, elle a oublié que c’est un concept dépassé, car il n’est de progressisme que dans la progressivité, une action qui peut certes être lente, mais qui n’avance pas moins. On en est loin avec l’inertie mortifère de M. Ghannouchi qui, s’il avance, le fait à reculons quand il n’y ajoute pas la violation de l’éthique avec des mensonges éhontés et des promesses non tenues.
Notre professeure affirme qu’il ne fait que réclamer plus de démocratie, ce à quoi je l’invitais justement dans mon article vilipendé comme étant une chasse aux sorcières, alors que je rappelais son double discours — récent qui plus est — sur l’alcool nullement prohibé en islam, l’invitant à reconnaître cette vérité en démocrate qu’il se prétend être et en abolissant les textes injustes et illégaux qui restreignent une des libertés fondamentales en démocratie, la liberté de commerce et des moeurs.
Bien mieux, je l’invite juste à être éthique en tenant parole. Il a en effet dit être opposé à la criminalisation de l’homophobie en Tunisie. Or, on lui a proposé un texte de loi dans ce sens qu’il a superbement ignoré. Qu’il demande donc à ses députés — et ils sont en nombre en mesure de le voter — de proposer ce texte, comme d’autres en matière de légalisation de la consommation d’alcool et du cannabis par exemple, allant dans le sens de la démocratie !
N’a-t-on pas inscrit dans la Constitution le principe de l’État civil? N’a-t-on pas consacré des droits et des libertés bafoués par une législation scélérate datant du régime déchu? N’a-t-on pas aussi consacré l’égalité des droits entre les sexes? Or, j’ai aussi proposé un projet de texte de loi en matière d’égalité successorale. Pourquoi M. Ghannouchi, en démocrate qu’il se prétend être, ne demande-t-il pas à ses députés de les défendre à l’ARP et de les voter?
Ah oui, il est conservateur, nous rétorquerait-on! «Le conservatisme, nous dit notre professeuse, c’est penser que l’identité collective d’un groupe humain se façonne dans le creuset de l’Histoire commune de ses membres et qu’on risque plus de mal que de bien à vouloir briser les fondements d’une société.» Or, justement, la sociologie compréhensive de la Tunisie nous apprend que notre peuple a une identité plurielle qui se réclame certes de l’islam, mais de sa culture et non de son culte. De plus, il s’agit d’islam soufi et non salafi!
Combien de pratiquants a-t-on donc en Tunisie? Il est vrai, on n’y est pas laïc, mais c’est au sens dévergondé à l’occidentale, car on l’est, au fond, au sens vrai du terme, c.-à-d. qu’on partage une chose qui est à tous. Et c’est l’islam soufi, cette spiritualité qui est loin d’être une religiosité, une foi qui est unicité, non point unité, où le religieux est strictement réservé à la vie privée, où la politique est seule du domaine public. Aussi, au vu d’une telle dualité harmonieuse, ses prescriptions religieuses ne sauraient venir régir des aspects publics, devant se limiter à la vie privée.
Si madame la professeuse se targuant de ses compétences philosophiques me dénie d’être dans le vrai dans mes thèses sur la licéité de l’alcool en islam — où seule l’ivresse est interdite — et de l’absence d’homophobie en notre religion correctement lue — l’anathème homophobe n’étant qu’une tradition judéo-chrétienne infiltrée en islam comme tant d’autres choses, à l’instar du voile appelé à tort islamique alors qu’il est plutôt biblique ou la circoncision — elle ne démontre pas ses propres compétences en la matière, se montrant médiocre en islamologie.
Qu’elle me permette de lui dire que si mon savoir philosophique est qualifié de léger par rapport à la lourdeur du sien, il n’est pas moins de haute valeur philosophique, car nullement dogmatique; un vrai philosophe ne doit-il pas faire l’éloge de la pensée légère, éthérée même? Ensuite, il argumente et ne se limite pas à reprendre les arguties de la bien-pensance; ce qu’elle fait malgré son bagage philosophique! Où sont donc ses réponses argumentées, preuve contre preuve, dans un esprit quasiment géométrique de mes thèses ? N’est-ce pas ce qu’exige l’esprit philosophique au lieu de faire de l’inquisition mentale?
Madame la professeure ne sait-elle pas qu’il n’y a rien d’in-signifiant et que l’inutile en apparence a bien de l’utilité. Une telle ignorance venant de l’encadrement pédagogique est bien une des explications du niveau déplorable de nos élèves et étudiants comme l’est celui de l’État de droit en Tunisie du fait de lois liberticides.
Car il ne s’agissait pas tant d’alcool, objet de mon article commenté par notre professeuse ni dans les autres d’homophobie, de consommation de cannabis ou d’inégalité successorale, par exemple, mais bien de notre capacité à nous libérer d’une certaine pensée unique — ici religieuse — défigurant une foi humaniste, libertaire même.
Madame la professeure ne sait-elle pas que lorsque le sage montre du doigt la vérité, cet horizon vers lequel il nous faut nous tourner, il ne faut surtout pas regarder le doigt pour se lancer dans une analyse, docte peut-être, mais strictement vaine, sur la forme du doigt et son anatomie? Ce n’est même pas hors sujet, c’est du non-sens absolu!
D’ailleurs, il n’a pas été question que d’alcool dans l’article, mais d’autres thèmes aussi sensibles dans ma volonté de pointer les freins qui pullulent dans nos têtes empêchant le saut qualitatif vers la démocratie que prétend servir M. Ghannouchi sans rien faire de concret, se limitant à l’incantation trompeuse. Ce qui prouve que la politique reste pour lui la jonglerie d’antan en un moment où le monde, mais aussi ses références religieuses, exige un minimum d’éthique.
C’est à cela que se réduit le discours pontifiant de Madame la professeure de philosophie. Triste discours. D’ailleurs, si l’alcool est vraiment interdit en islam, pourquoi alors autoriser sa vente même si cela se fait avec de honteuses restrictions? Qu’est-ce que c’est que ces deux poids deux mesures? Ou c’est interdit et on interdit totalement, ou ce n’est pas interdit et on arrête une telle confusion des valeurs préjudiciables à l’islam même qui n’a jamais été une foi obscurantiste opposée aux libertés privées.
La même chose peut être dite en d’autres matières ; j’en reprends ici juste trois : si l’homosexualité est prohibée en islam (j’ai démontré le contraire) pourquoi ne pas faire ce qu’exigerait l’islam en mettant à mort l’homosexuel ? Si l’égalité entre les sexes est préconisée en islam, pourquoi tolérer l’inégalité successorale? Enfin, si fumer un joint est à prohiber pour cause de ses méfaits sur la santé, pourquoi ne pas interdire le tabac bien plus néfaste selon les plus sérieuses études scientifiques? Enfin, si la consommation de cannabis est préjudiciable à la santé, pourquoi ne pas interdire le tabac qui est bien plus nocif?
Voilà des questions qui honoreraient la philosophie et sur lesquelles elle aura intérêt à se pencher en cette fin d’année horrible pour les libertés afin de faire en sorte que l’année 2016 soit un peu moins rude pour les innocentes victimes et surtout un peu plus éthique ! Notre professeure m’ayant qualifié de joyeux pinailleur, je l’invite donc à discuter avec ses élèves et étudiants de telles questions, car il est utile de critiquer sur des détails qui comptent et qui font l’essentiel, comme en peinture quand on veut pratiquer un gai savoir, plutôt que de relever d’une fausse pensée qui n’est même pas une docte ignorance. Le pinailleur ne vient-il pas étymologiquement, d’ailleurs, du chalumeau?
Bien plus que de marteau, la philosophie a besoin aujourd’hui d’un fer à souder pour se reconstruire, ressouder ses valeurs éparpillées aux quatre vents de la politique politicienne qui ne sait pas encore être poléthique ?
Toutefois, peut-on en vouloir à une professeure de philosophie lorsque le philosophe lui-même se laisse aller à divaguer comme le fait M. Marzouki. Lui ayant répondu déjà (6), je me limiterais à rappeler qu’il s’agissait d’une attaque virulente menée par notre adepte d’une fausse philosophie, car intégriste, contre des propos venant de M. Charfi, autrement plus philosophiques, étant sages et lucides. La virulente diatribe illustre à quel bas niveau on peut descendre bien qu’on se réclame de la philosophie et encore plus d’une religion qui fait de la morale une figure de proue.
Ce qui est le plus intéressant dans le propos relevant d’une totale confusion axiologique de Monsieur le philosophe Marzouki, c’est qu’il dit de ses compagnons de route. En effet, il trouve que les islamistes, qui peinent à garder leur vraie nature antidémocratique, font déjà trop dans ce qu’il qualifie de strip-tease, les invitant à cesser de se déculotter en assumant leur vraie identité fondamentaliste à ses yeux.
Cela est-il pour étonner de la part de celui qui a encouragé et encourage les jeunes au jihad, oubliant qu’il est clos et forclos en islam authentique et qu’aujourd’hui, inviter la jeunesse à rejoindre les chemins de traverse en Syrie et Irak, c’est faire du tort à l’islam démocratique, se rendant même coupable, pour le moins, de complicité objective avec le terrorisme mental!
Au fait, à quand donc de la part de M. Ghannouchi, le démocrate, et de son parti aspirant à revenir au pouvoir par la grande porte le rappel de cette vérité de la fin du jihad des particuliers en islam? Ne pas le dire, n’est-ce pas contester la base même de l’État de droit qui est l’exclusivité de l’usage de la force? Après le rapport du Britannique Jenkins, ne doit-on pas l’exiger de lui pour preuve de sa mutation sincère pour le vrai jeu démocratique? (7)
Une postdémocratie pour l’exception Tunisie
C’est à une constante quasiment anthropologique en Tunisie qu’ont voulu se rallier les gourous politiques de la Tunisie actuelle, se disant chacun à sa façon que les vrais hérauts du Coup du peuple tunisien, diffractés dans le peuple relèvent d’une force de la destinée, cette histoire en marche hégélienne initiant un cours nouveau en train de prendre forme et que rien ne saurait arrêter. La question n’étant plus s’il donne fruit, mais quand et comment?
Certes, ils admettent qu’en la matière, on relève encore de ce que je qualifie de «daimoncratie», ce pouvoir des démons de la politique; ils disent cependant avec quelque raison qu’il ne faut pas faire la fine bouche, le pays étant en pleine transition, trop faible et trop inexpérimenté pour prétendre avoir droit à une démocratie modèle quand elle n’existe même plus en Occident.
On a donc eu le moins mauvais résultat à visée téléologique que d’aucuns qualifient de partage de pouvoir et qui serait un équilibre instable agissant pour un plus grand équilibre. Or, l’inertie et l’impéritie des gouvernants ont fait qu’il n’a pu être ce désordre politique unitaire en train de se transformer en une multiplicité d’ordres, muant en des-ordres pour le bonheur et l’intérêt du plus grand nombre. Or, c’est bien ainsi que l’on s’acclimate au vivre-ensemble démocratique ou démoarchique !
Car on finit alors par obtenir non pas une démocratie ainsi que l’on peut en voir la caricature en Occident, mais une nouvelle forme approchant ce qu’il en sera demain, bien plus faite de compétences ne se réclamant que de l’intérêt du plus grand nombre avec un pouvoir capillarisé dans des structures régionales et locales, cette puissance sociétale incontournable.
Ce n’est pas encore le cas, en Tunisie, mais cela finira par se faire, grâce à la démocratie participative dont certaines localités en Tunisie découvrent le charme et l’inéluctabilité pour une démocratie encore plus participale que participative. Et surtout grâce à une société civile s’arrogeant le droit de l’initiative législative en self-service auquel lui donne droit l’inertie du législateur face à la gabegie juridique encore en vigueur.
Pour accélérer le processus, faut-il que la classe politique tunisienne — tous bords confondus — rompe enfin avec sa conception de l’islam traditionaliste qui ne varie que dans ses déclinaisons ! Car si les islamistes sont enclins à un certain rigorisme, les libéraux et assimilés ne sont pas moins attachés au maintien des lois actuelles supposées inspirées d’une conception modérée de l’islam quand elles ne sont nullement islamiques. En effet, toutes les lois se prétendant inspirées par l’islam en matière de vie privée sont à revoir et à modifier et à abolir, car elles heurtent non seulement l’esprit démocratique, mais aussi l’esprit islamique bien compris.
Or, on a un quasi-conformisme généralisé en la matière dans la classe politique, gauche et droite confondues, au prétexte que la société serait conservatrice. Combien de démocrates, par exemple, ont-ils osé appeler à l’abolition des lois homophobes, symbole flagrant de refus du vivre-ensemble paisible en Tunisie? Une telle question est symbolique de la fermeture dogmatique et elle explique pourquoi on ne peut encore, au nom de pareil conformisme logique, avoir de politiciens osant appeler à une politique étrangère innovante, prônant par exemple l’établissement de relations diplomatiques avec Israël, issue que l’on considère en catimini comme une nécessité inévitable pourtant.
C’est le véritable défi de ce qui a cours en Tunisie, bien plus que le respect des règles de transparence et de conformité à une démocratie formelle déjà en crise dans les pays de tradition démocratiques. Le consensus auquel les forces qui comptent sont parvenues au forceps est certes inévitable, mais s’il suppose un partage raisonné du pouvoir, il impose aussi que les uns et les autres aillent au bout de cette logique en tirant force de l’esprit populaire tunisien ouvert.
Celui-ci est effectivement largement ouvert à l’originalité et au non-conformisme pour peu qu’il y ait dans ses élites ceux qui oseraient innover dans la pratique politique. Ainsi participera-t-on à la mise en place d’un véritable modèle politico-culturel tunisien qui sera encore plus que le vivre-ensemble démocratique. Ainsi aura-t-on pour de bon une exception Tunisie!
À la veillée de 2016, disons-le donc encore une fois bien haut et fort : il est possible en Tunisie de mettre en place un véritable être-ensemble postmoderne fait de communion émotionnelle, ce qui fait le propre de l’homme tout aussi équivalent sinon plus à ses droits intangibles. C’est en cela qu’on saluera demain le modèle tunisien comme un tournant capital non seulement dans l’histoire du pays et du bassin méditerranéen, mais aussi dans le monde arabe islamique et forcément dans le monde entier.
L’histoire s’écrit bien aujourd’hui sur cette petite terre de Tunisie au festin pouvant être grandiose, son faste faisant les fastes d’un monde réconcilié avec l’humanisme lui manquant cruellement aujourd’hui. Que l’année nouvelle en soit en Tunisie une page glorieuse en amenant à y être le premier pays maghrébin où l’homophobie sera abolie, (8) le cannabis dépénalisé, car moins nocif que la cigarette, (9) le commerce d’alcool autorisé afin de lutter judicieusement contre le trafic (10) et enfin l’égalité successorale établie étant voulue par l’islam lui-même de par ses visées évolutives correctement interprétée. (11)
Sur toutes ces questions, des projets de loi informels ont été soumis aux autorités et attendent formalisation ; qu’elles s’en saisissent ou, à défaut, que la société civile les amène à s’en saisir en les endossant ! C’est ainsi et ainsi seulement que le militantisme en 2016 sera fructueux ! Bonne militance aux patriotes et bonne année à notre chère patrie meurtrie certes, mais de douleurs de l’enfantement d’un monde nouveau ! N’est-ce pas ce mal qui vaut la souffrance étant le mal gros du bien espéré ?
Notes:
(1) Attaque d’Abou Yaarib Marzouki contre Abdelmajid Charfi et sa critique du strip-tease islamiste.
(2) Le procès en sorcellerie contre Rached Ghannouchi
(3) L’intégrisme occulte de M. Ghannouchi.
(4) Peines allégées pour la consommation de drogues.
(5) Rapport de septembre 2014 de la Commission globale en matière de drogues de l’ONU appelant à la dépénalisation de la consommation du cannabis.
(6) Réponse à Abou Yaarib Marzouki dans son attaque d’Abdelmajid Charfi.
(7) Quelle crédibilité pour l’islam politique au Maghreb après le rapport Jenkins ?
(8) Guerre de l’homophobie en Tunisie.
(9) Il faut dépénaliser le cannabis bien moins nocif que la cigarette !
(10) Adresse au Président de la République : Pour l’assainissement moral abolissant les obsolescences législatives.
(11) Pour un nouveau militantisme : initiative législative en self-service de la société civile.
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