Deux ans après sa promulgation, la nouvelle Constitution tunisienne a-t-elle tenu vraiment toutes ses promesses. Pas vraiment, disent les experts…
Par Wajdi Msaed
En janvier 2015, le 1er anniversaire de la nouvelle Constitution, est passé quasiment inaperçu, éclipsé par les déchirements de la scène politique nationale. Pour le second anniversaire, l’Association tunisienne des grandes écoles (Atuge) a dit non au désenchantement et célébré l’événement à sa manière, en organisant un dîner-débat, le mardi 2 février 2016, animé par des acteurs de la transition démocratique en Tunisie. Il y avait Yadh Ben Achour, professeur émérite à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, spécialiste du droit constitutionnel et, surtout, ancien président de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution (Hiror), et deux membres de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), Rym Mahjoub (Afek Tounes, droite libérale) et Mongi Rahoui (Front populaire, gauche), tous deux ex-membres de l’Assemblée nationale constituante (ANC) et qui, à ce titre, ont participé à la rédaction de la nouvelle constitution.
Qu’en est-il 2 ans après ?
Pour l’Atuge, qui se veut une association citoyenne active dans le débat public, a voulu, à travers ce dîner-débat, dresser le bilan de la mise en œuvre de la nouvelle Constitution, deux ans après son vote, et son impact sur la vie quotidienne du citoyen tunisien et sur le processus de développement du pays sur les plans politique, économique et social.
Rym Mahjoub a tenu à rappeler les péripéties ayant marqué l’élaboration de cette Constitution votée à une majorité écrasante, le 26 janvier 2014, en soulignant l’enfantement difficile et laborieux, d’autant que les débats, souvent houleux, étaient «focalisés sur les questions identitaires et sur la nature du régime politique à instaurer pour cette nouvelle phase de l’histoire du pays», a-t-elle dit.
«L’essentiel est que nous avons, aujourd’hui, une Constitution qui est celle de tous les citoyens et de toutes les composantes politiques, même celle qui a voulu orienter la loi vers d’autres desseins», a ajouté la députée, faisant allusion aux représentants du parti islamiste Ennahdha qui, au départ, avaient essayé d’imposer une constitution inspirée de la charia islamique, avant de faire marche-arrière face à la forte résistance montrée par la société tunisienne, soucieuse de préserver ses acquis en matières de libertés et de droits sociaux, notamment ceux de la femme.
Dynamique participative
L’idée dominante chez la plupart des Tunisiens c’est qu’avec la proclamation de la Constitution, toutes leurs attentes publiques seront satisfaites, a fait remarquer Mongi Rahoui, qui a relevé que la Constitution revêt deux aspects principaux. D’abord, elle est le résultat d’une dynamique participative et d’un processus consensuel porté par les rapports de force en place. Ensuite, les manifestations après l’assassinat des dirigeants de gauche Chokri Belaid et Mohamed Brahmi et la chute du régime des Frères musulmans en Egypte ont dissuadé l’une de ces forces de vouloir imposer sa vision idéologique et l’a obligée à changer le fusil d’épaule et à mettre fin aux entraves qu’elle mettait à l’adoption d’articles progressistes dans le cadre du chapitre «droits et libertés». Mongi Rahoui, qui avait eu des démêlées homériques avec ses collègues d’Ennahdha, fait ici allusion, on l’a compris, aux constituants issus du mouvement islamiste, qui étaient soucieux d’imprimer leur marque conservatrice voire réactionnaire au texte de la nouvelle Constitution, avant de se raviser et d’accepter un texte plus ou moins conforme aux valeurs universelles.
Eviter les tripatouillages du passé
Yadh Ben Achour, qui n’a pas participé, lui, à l’élaboration de la constitution, a tenu à préciser qu’une bonne Loi fondamentale ne suffit pas pour faire le bonheur d’un peuple, mais qu’une mauvaise peut faire son malheur. Il a, ensuite, affirmé que la Constitution tunisienne est considérée parmi les cinq meilleures au monde, puisqu’elle a donné naissance à un régime réellement démocratique et pluraliste, qu’il faut savoir conserver en évitant de tomber dans les erreurs du passé en se laissant aller aux tripatouillages que se sont permis, par le passé, les anciens présidents Bourguiba et Ben Ali. «Les amendements consécutifs introduits à la Constitution de 1959 lui ont fait perdre toute son âme», a-t-il souligné à ce propos.
Malgré l’ambiance tendue dans laquelle a été élaborée la nouvelle Constitution et le dépassement du délai d’un an imparti pour sa réalisation, le vote du texte définitif a été un miracle. «On croyait que notre pays est enfin sauvé, malheureusement ce n’est pas le cas», a cependant lâché M. Ben Achour, faisant allusion aux problèmes socio-économiques qui menacent, aujourd’hui, les acquis démocratiques de la Tunisie.
Tout en rappelant que la nouvelle Constitution a permis de rompre avec l’Etat autoritaire, M. Ben Achour a émis des doutes quant à l’application rigoureuse de ses différents articles, surtout que 2 ans après sa promulgation, certaines institutions constitutionnelles n’ont pas encore vu le jour, notamment le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et la Cour constitutionnelle. Cette dernière existe sur le papier mais pas dans les faits car 4 de ses membres doivent représenter le CSM.
Par ailleurs, l’application de l’article relatif à la décentralisation et à l’autorité locale semble se heurter à une grande difficulté et elle a besoin d’un fort appui de l’Etat pour devenir une réalité. «Tout un arsenal législatif reste donc à produire et il faut travailler davantage et éviter les querelles politiques et partisanes pour pouvoir avancer», a conclu Yadh Ben Achour.
Un régime qui conduit à l’indécision
Au cours du débat, plusieurs questions ont été soulevées : le difficile fonctionnement de l’ARP, où l’on n’arrive pas encore à faire démarrer la nouvelle session parlementaire; les divisions au sein du parti majoritaire Nidaa Tounes, qui ont eu un effet négatif sur le déroulement des travaux du parlement, surtout au niveau des commissions; l’indécision régnant encore sur une possible organisation des élections municipales et régionales avant la fin de 2016; les limites observées du mode de scrutin proportionnel au plus fort reste ; ou encore l’ambiguïté qui caractérise le régime politique actuel, qui n’est pas réellement parlementaire et conduit à l’indécision…
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