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Tunisie : Un plan Marshall pour quoi faire ?

Mohamed-Ennaceur

Il y a des situations où l’aide internationale… n’aide pas vraiment un pays en crise à se remettre sur pied. C’est, malheureusement, le cas de la Tunisie actuelle.

Par Yassine Essid

Le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), Mohamed Ennaceur, a  déclaré tout récemment que «la Tunisie a besoin de l’équivalent d’un Plan Marshall». L’analogie d’une aide étrangère qui rappellerait l’assistance américaine à l’Europe occidentale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale est à traduire comme l’énoncé laconique et brutal destiné à résumer la gravité de la crise que traverse le pays. Mais les mots charrient des concepts parfois très éloignés de la réalité du moment. C’est pour cette raison d’ailleurs qu’on met en garde l’historien autant que le politique d’éviter le péché des péchés, entre tous irrémissible : l’anachronisme.

La Tunisie n’est pas l’Allemagne

Cela étant dit, adoptons cette curieuse analogie de style et voyons où cela nous mène. Tout au long de son histoire séculaire, l’assistance internationale, autant que les politiques sociales d’ailleurs, n’a cessé de faire l’objet de critiques sévères.

Accusée d’alimenter ce qu’elle est censée combattre, l’aide étrangère aux pays alors sous-développés, fut désignée comme responsable d’une multitude de dangers politiques et géopolitiques, suscitant des controverses voire de véritables remises en cause.

Cette politique a ainsi été jugée inefficace, ne tenant pas ses promesses, qu’elle servait à récompenser des régimes alliés ou était détournée par des dictatures qui l’utilisent pour renforcer leur pouvoir. Bref que l’aide au développement est en réalité une perte d’argent inutile.

Au lendemain des événements de janvier 2011, les pays rescapés du chaos du Printemps arabe s’estimaient en droit d’affirmer que les pays riches d’Occident ont une obligation d’assistance pour accompagner leur transition vers la démocratie, renforcer leur légitimité fragile afin de leur permettre de produire des  sociétés libres capables d’assurer leur intégration dans l’économie mondiale.

Considérée jusque-là comme une menace sérieuse pour les réformes politiques et économiques, l’aide servira désormais de rempart en les mettant en capacité d’éloigner toute menace de retour aux régimes précédents. Mais, pour tout cela, il faut de l’argent, beaucoup d’argent.

La croissance économique ne tombe pas du ciel

Gardons-nous d’imaginer que la Tunisie, comme l’Allemagne d’après-guerre, sera approvisionnée par des couloirs aériens en denrées alimentaires, en médicaments et en équipements de toutes sortes. Que des centaines d’avions cargos atterriraient sur nos aéroports jours et nuit pour accélérer la reconstruction du pays. Rien à voir non plus avec l’économie de la RFA en 1945 : des villes à l’état de décombres, une économie inexistante et des industries en majorité détruites. Mais l’acharnement des Allemands à reconstruire leur pays ruiné  justifie que ne soient pas complètement oubliés d’autres facteurs, tout aussi décisifs que les milliards de dollars et les produits de survie : le sacrifice des ouvriers sur la baisse des salaires, l’excellente organisation héritée de III Reich, le savoir technologique des ingénieurs allemands survivants, la croissance explosive des exportations et le PNB qui a triplé de 1950 à 1967. C’est ainsi que les aides financières s’imposèrent en tant que corollaire de l’effort qu’apporte chaque citoyen allemand  à la collectivité.

La situation politique et économique qui règne actuellement en Tunisie est fort différente de celle qui fut jadis celle de l’Occident de l’après-guerre. Après un court moment d’euphorie «démocratique», on s’est découvert incapables de réinventer une nouvelle gouvernance. En chassant l’oppresseur, le peuple admettait difficilement que la démocratie fut autre chose qu’une protection contre la tyrannie, un parlement et une nouvelle constitution.

Certains aspiraient au travail et à de meilleures conditions d’existence, d’autres à la modernité, autrement dit le processus de sortie de la religion et la mise en forme politique de l’autonomie humaine. Mais la croissance économique et le bien-être social ne tombent pas du ciel. Ils ne se réalisent qu’à travers le dialogue constructif, la liberté dans le façonnement du destin collectif, la mise en œuvre de toutes les capacités des citoyens pour construire l’avenir, l’effort sur soi-même, le travail consciencieusement accompli, l’éloignement des mauvaises habitudes, le bâillonnement des traditions éculées, la modification des comportements etc.

Faire du Ben Ali sans Ben Ali

De telles performances demeurent encore des vœux pieux. La rigidité des structures du passé s’est trouvée en effet confrontée à la mondialisation et à l’émergence d’une société civile interconnectée, endossant des rôles jusqu’ici dévolus à l’Etat désormais mis à rude épreuve.

De ce fait, les intérêts antagonistes, les espoirs déçus en plus du malentendu démocratique, continuent à susciter un nombre infini de mouvements aux revendications diverses, contestant le discours dominant et l’action des gouvernements successifs qui n’ont pas brillé par leur imagination. En l’absence d’une réelle tentative de changement économique, social et culturel, on s’est remis à faire du Ben Ali sans Ben Ali avec en sus les menaces terroristes. Alors on opte de guerre lasse pour les solutions de remplacement : l’aide financière occidentale et mieux encore lorsqu’elle nous est octroyée sous forme de dons. Mais, nombreux que soient les prêts bénéficiant de conditions favorables et de garanties sûres, ils n’en représentent pas moins un lourd fardeau pour un pays déjà fortement endetté.

L’aide financière institutionnelle ne peut être allouée que pour une période et des montants limités et à certaines conditions. De plus, dans un système d’échange de plus en plus globalisé, il est impossible de construire une économie si celle-ci est dépourvue de marchés. De même qu’il est impossible d’investir, d’édifier des tissus productifs, d’établir une base d’opération sans la perspective voire la certitude d’avoir de solides infrastructures et des débouchés garanties. Aussi toute assistance sans accès au marché entrave plutôt qu’elle n’aide les efforts de pays cherchant à s’insérer dans l’économie mondiale. Elle ne les incite pas à produire des biens vendables mais ne conduit qu’à subventionner leur consommation. Cette politique n’entraîne ni développement, ni intégration et coûte fort cher au contribuable. Quant aux engagements et promesses des pays donateurs de l’Union européenne ou du G7, ils n’engagent que ceux qui les croient.

Des sacrifices de guerre en temps de paix

Nous n’avions cessé, depuis l’indépendance, d’être les bénéficiaires de plusieurs plans Marshall : «aide au développement», «nouvel ordre économique international», «décennie de lutte contre la pauvreté», «dialogue 5+5» et autres programmes destinés à transformer les relations économiques entre le nord et le sud mais dont les résultats ont été mitigés.

Les plans d’aide sont devenus aujourd’hui le leitmotiv des relations politiques et économiques et des institutions financières internationales. Sauf que les temps sont de plus en plus difficiles pour tout le monde et un plan Marshall n’est pas nécessairement le genre d’initiative que l’Occident peut aujourd’hui se permettre.

L’économie mondialisée et l’état de la compétitivité économique internationale ne sont guère favorables aux pays sous-développés. Car le monde occidental a des craintes différentes de celles de l’après-guerre. Ce n’est plus l’expansion du communisme du temps de la guerre froide qui leur fait peur, mais l’arrivée massive de réfugiés, l’engagement dans des guerres lointaines, la préservation de l’environnement, l’explosion du chômage, les déficits budgétaires, l’augmentation des dépenses publiques ainsi que leur incapacité  sinon à moderniser du moins à conserver leur modèle social.

Exiger des sacrifices de guerre en temps de paix de la part de ses citoyens nécessitent d’avoir un gouvernement fort et soutenu par le peuple. L’aide au développement est en général inefficace quand il s’agit de produire de meilleurs gouvernements appliquant des politiques économiques rationnelles. Or on applique des mesures rapides mais de courte durée sans s’occuper des réformes qu’on promet, la main sur le cœur, de mettre en place. C’est alors que les généreux donateurs finissent par se dire qu’ils ne peuvent plus continuer à financer des politiques ruineuses.

Jusque-là nous n’avons eu que des gouvernements de survie qui se succèdent et se ressemblent. L’actuel, qui donne l’air d’expédier les affaires courantes, a battu tous les records de bureaucratie et d’inanité.

Un pays desservi par ses enfants

Avant même de concevoir une telle sortie de crise, il aurait fallu poser cette question toute simple : que sommes-nous en train de faire pour améliorer la situation du pays sur le plan de la gestion économique et de l’administration politique? En voici, à toutes fins utiles, quelques  échantillons probants. La Tunisie est en effet aujourd’hui:

– un pays divisé en partis radicalement hostiles, en tendances rivales, en groupes opposés avec une élite prétendument savante, imbue d’elle-même qui étale au quotidien son ignorance et son impitoyable esprit vindicatif et rancunier;

– une nation  minée par une jeunesse désabusée, nourrie à la débrouille, qui ne croit plus en rien si ce n’est qu’à ses peurs, à ses fausses croyances et dont  l’esprit d’initiative rejoint l’énergie du désespoir;

– un système éducatif devenu un inquiétant instrument des inégalités avec un taux des déperditions scolaires en constante augmentation. Quant aux facultés de sciences humaines et sociales, car n’offrant plus de débouchés, elles se sont transformées en d’immenses salles des pas perdus;

– Les  investissements directs étrangers n’affluent guère dans cette partie du monde, l’endettement du pays est sans précédent (52,9%), le déficit budgétaire trop élevé, l’administration publique saturée, la corruption toujours tenace, la contrebande plus que jamais prospère, assure à ceux qui s’y livrent d’immenses profits tout en faisant perdre à l’Etat 1.200 millions de dinars par an;

– la démotivation et la perte de sens pour les agents de l’Etat ne surprend plus, les dysfonctionnements des institutions plongent le pays dans la crise économique;

– enfin, des dirigeants qui brassent de l’air mais, curieusement, ont toujours des projets de réformes à exécution instantanée.

Malgré tout, il demeure toujours aussi difficile de faire admettre une telle réalité à une arapède.

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