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Habib Essid : Chronique d’un départ annoncé

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Maintes fois démentie, la rumeur d’un imminent départ d’Habib Essid n’était pas que rumeur. Car les rumeurs de par leur persistance finissent toujours par créer du réel.

Par Yassine Essid

On se rappelle tous comment, pendant deux décennies, deux Premiers ministres de Ben Ali furent soumis au rituel répétitif qui les exposait chaque lundi matin aux directives de l’ancien chef de l’Etat qui leur assignait leur feuille de route pour le gouvernement hebdomadaire du pays.

Ces rendez-vous, la fois précis et grotesques, ne sont plus compatibles avec les exigences de la vie démocratique de surcroît dans une société à la fois libérée de tout contrôle des idées et surmédiatisée.

Sans envergure pour instituer une relation de domination sur ses ministres et manifester l’exercice d’une reposante et incontestable autorité sur les différents porteurs de portefeuilles, l’actuel chef du gouvernement Habib Essid tente désespérément de redonner vitalité à une relation de subordination longtemps passée de mode.

Une si fragile aptitude à diriger

Tout Premier ministre est censé être au fait des activités de chacun de ses auxiliaires, la gestion de leurs budgets, de même que leurs multiples et parfois irresponsables déclarations publiques aux médias qui engagent normalement le gouvernement dans son ensemble. Sauf que, plus Habib Essid est contesté, plus il trouve particulièrement utile, pour soigner son image, d’appeler auprès de lui d’une manière impérative, comme le ferait un directeur avec un membre du personnel, tel ou tel ministre pour s’informer de l’activité de son département.

On le voit assis, l’air grave et hautain derrière son bureau, feignant d’écouter attentivement le ministre traiter maintes questions du jour. On imagine la posture de celui qui observe, prend des notes, distinguant l’essentiel de l’accessoire et, éventuellement, formule avec autorité la position, souvent sans portée, dont il ne se départira plus. Pourtant les occasions pour de telles épreuves ne manquent pas : conseil des ministres hebdomadaire, conseils ministériels restreints, conversations en aparté, synthèses transmises de la part de ses conseillers, sans parler des téléconférences Skype et autres techniques interactives, aujourd’hui à la portée de tous. Mais c’est tellement mieux de veiller à la bonne marche de l’Etat à renfort de stratagèmes et de subterfuges dérisoires destinés à l’adresse de l’opinion publique afin de masquer une si fragile aptitude à diriger et une absence totale d’autorité. Ignorant lamentablement cette vérité essentielle en politique que le pouvoir n’existe que si on croit que celui qui l’exerce est celui qui doit l’exercer.

Le démenti ne vaut pas preuve

Depuis quelques semaines des bruits courent discontinus, qui apparaissent puis disparaissent sur un prochain départ d’Habib Essid. Des propos évidemment systématiquement démentis par l’intéressé lui-même autant que par Les points-presse triviaux et vides de sens de son porte-parole. Quant à Caïd Essebsi et Ghannouchi, ils persistent, comme il convient, à nier les faits allant jusqu’à vanter, comme un disque rayé, ses nombreux mérites.

Or, paradoxalement, le démenti ne vaut pas preuve. Quelquefois il nourrit la rumeur elle-même, la relance sur de nouveaux thèmes. Ainsi, lorsqu’elle devient récurrente c’est parce qu’elle prend corps dans un terreau préalable, s’avère l’un des catalyseurs des angoisses sociales, organise et exprime l’inquiétude de la collectivité, se nourrit des désirs, des aspirations, des craintes et de la défiance vis-à-vis d’un gouvernement qui semble impuissant et qui ne fait encore rien pour lutter contre la pauvreté, le chômage, le laxisme et le laisser aller dans l’administration, la corruption, la contrebande, l’évasion fiscale, l’insalubrité et l’insécurité et j’en passe.

Concernant le mode de gouvernement, le pays est régi par des ministres qui se sont toujours reconnus comme des entités autonomes, ne servent souvent à rien, sont inefficaces, rétifs au changement, fermés à l’innovation, à la tête de bureaucraties toujours aussi centralisées. Ils sont enfin incapables de réagir avec célérité pour résoudre des problèmes qui surviennent inévitablement dans tous les secteurs en pleine mutation. L’agitation leur tient lieu de mode d’administration et le brouhaha des idées remplace l’acuité de la pensée. Alors excédés, nous voilà devenus de plus en plus réceptifs aux rumeurs nous permettant d’imprimer le sens désiré d’une mise à l’écart d’un chef de gouvernement venu de nulle part, qui n’a jamais bénéficié que du soutien, à tout moment réversible, d’un exécutif désormais bicéphale.

Aussi, cette alternance répétée de rumeurs et de démentis suppose d’emblée que le chemin qu’il a pris a abouti à l’impasse, que l’effondrement de l’Etat et de ses institutions est devenu un fait intangible, que le lien de confiance entre l’opinion publique et le gouvernement est manifestement brisé.

Côté partenaires sociaux, le sentiment, souvent exprimé, est de ne pas continuer la vie commune avec un gouvernement dont la gestion est loin d’être un plébiscite de tous les jours.

La communication au sujet d’un gouvernement formé d’«autistes» exige des vecteurs plus informels de communication. Elle reproduit plus une perception des lacunes du gouvernement dans la personne de son chef qu’elle ne sert de moyen pour les voix dissidentes de se faire entendre.

En anticipant le départ d’Habib Essid, l’opinion n’a pas échafaudé des théories à partir de quelques éléments épars. La rumeur n’est plus le fait des supputations des journalistes à la recherche de scoops, mais plus prosaïquement l’attestation d’un fait politique pratiqué par des acteurs politiques : députés, membres de la société civile, syndicalistes, chefs d’entreprises, tous conscients de la gravité de la situation que traverse le pays sans perspective de changement.

L’ambition d’un tel procédé de communication n’est pas de délivrer une vérité sur l’incompétence d’un Premier ministre, mais d’adresser au public un message qui s’enrichit au fur et à mesure qu’il se répand à propos de l’urgence d’une telle décision. Bref, tant que les variables demeurant identiques, les rumeurs de par leur persistance finiront toujours par créer du réel.

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