La vigilance de la femme tunisienne et les actions qu’elle mène pour la protection de la transition démocratique de son pays n’a d’égal que son engagement pour la défense de ses droits toujours menacés.
Par Kamel Labidi *
La décision prise par la Tunisie, il y a précisément 60 ans, d’accorder à la femme tunisienne des droits sans précédent est au cœur du débat sur le rôle essentiel de ce petit pays dans la lutte contre le despotisme et le combat pour l’établissement d’institutions démocratiques, depuis 2011, dans un contexte régional de plus en plus chaotique et dangereux.
La dette envers Tahar Haddad et Habib Bourguiba
La promulgation, le 13 août 1956, du Code du statut personnel (CSP), qui a aboli la polygamie, légalisé l’adoption et offert plus de protection aux droits de la femme dans le mariage, le divorce et au sein de la société, a permis à la Tunisie de réaliser des progrès inégalés sur la voie de la parité des deux sexes dans les domaines de l’éducation, la santé et l’emploi.
Indéniablement, la Tunisienne reste redevable à deux de ses concitoyens courageux et éclairés qui ont rendu possibles pareils exploits remarquables. Le premier, Tahar Haddad, était un penseur et réformateur islamique, persécuté pour la publication, en 1930, d’un livre controversé (‘‘Notre femme dans la législation islamique’’, Ndlr) dans lequel il a appelé à une interprétation moderne de l’islam afin de mettre un terme à l’injustice, l’analphabétisme et la ségrégation auxquels la femme était soumise. Le second, Habib Bourguiba, a lancé l’initiative de la mise à exécution des idées progressistes de Haddad, à peine quelques mois après l’indépendance du pays obtenue de la France, en 1956.
Bourguiba a beaucoup fait pour l’émancipation des Tunisiennes et le recouvrement de leurs droits.
Bourguiba, qui soutenait l’idée selon laquelle le régime démocratique ne saurait être enraciné dans un pays paralysé par l’ignorance et les préjugés, a également lancé d’autres réformes qui ont mis fin aux tribunaux religieux, institué la gratuité de l’éducation et légalisé l’avortement.
La Constitution de 1959 a instauré l’égalité femme-homme devant la loi, y compris en matières de droits de vote et de candidature aux élections.
Ces réformes, la promotion de l’éducation, de la pensée rationnelle, de la tolérance et l’autonomisation de la femme, ont provoqué les attaques acerbes et continues de certains autocrates et groupes qui faisaient usage de la religion musulmane comme moyen pour se maintenir au pouvoir ou l’accaparer. Ces attaques accusant Bourguiba d’«apostasie» et de «soumission» aux gouvernements occidentaux, qu’accompagnait également une incessante pression diplomatique menée par l’Arabie saoudite, ont fini par dissuader cet homme, qui souhaitait marquer les esprits comme étant «le libérateur de la Tunisie et de la femme», de lancer un projet de loi établissant l’égalité successorale des sexes.
La menace islamiste à la parité femme-homme
Cependant, Bourguiba n’a jamais cédé à la pression locale et régionale qui tentait de restreindre les droits qui ont préparé des conquêtes significatives sur la voie de l’autonomisation de la femme, y compris celui d’un rôle important au sein de la société civile, même lorsque le contrôle de cet homme sur le pouvoir était devenu plus étroit.
Dans aucun autre pays arabe, la femme n’a été plus engagée dans l’action de sensibilisation à la nécessité de se conformer aux normes internationales relatives aux droits de l’Homme et la dénonciation des attaques contre la Justice et la presse qu’en Tunisie.
Plusieurs groupes défendant les droits de l’Homme, notamment le Comité pour la protection des journalistes, Reporters sans frontières et Human Rights Watch, ont rendu hommage à la Tunisienne pour sa courageuse défense de l’Etat de droit et de la liberté d’expression, tout particulièrement sous le régime de Zine El-Abidine Ben Ali, dont la chute et la fuite pour l’Arabie saoudite avaient lancé l’éphémère Printemps arabe de 2011.
Le degré de vigilance de la femme tunisienne et les actions qu’elle mène pour la protection de la transition démocratique de son pays n’ont jamais cessé de croître.
Ses efforts importants ont précieusement contribué à l’adoption, en 2014, de la constitution la plus progressiste du monde arabe en matière de droits de la femme, notamment le droit de se présenter à l’élection présidentielle, et obligé l’Assemblée nationale constituante (ANC), qui était alors dominée par les islamistes, de réviser un projet d’article stipulant que «la femme est complémentaire de l’homme», ignorant ainsi honteusement la parité homme-femme.
En juillet 2016, la plupart des 300 signataires d’une pétition – universitaires, journalistes et militants des droits humains – mettant en garde contre les groupes de pressions politiques et financiers qui menacent l’indépendance du journalisme sont des femmes.
A la mi-août, 9 groupes de défense des droits de l’Homme, dont l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) et Beity, qui ont joué un rôle de tout premier plan dans la lutte contre la violence envers les femmes et en faveur de l’égalité entre les sexes en matière successorale, ont appelé à l’abrogation d’une circulaire ministérielle de 1973 interdisant aux Tunisiennes musulmanes d’épouser des non-musulmans. «Cette circulaire, écrivent-ils, est une violation de la Constitution et elle est contraire aux conventions internationales ratifiées par la Tunisie.»
Paradoxalement, cette position sans égale de la femme en Tunisie, qui a été renforcée encore plus, en juin 2016, à la suite de l’adoption par le parlement de la loi électorale qui avalise une plus large représentation politique féminine au niveau local, souffre encore de cette augmentation inquiétante du nombre des atteintes portées contre les femmes dans l’espace public. Certains observateurs expliquent que l’étouffement de la liberté d’expression et l’échec, pendant de longues décennies, de réformer le système éducatif dégradé ont contribué à la propagation d’une culture de la violence et de la misogynie et transformé des dizaines de milliers de jeunes Tunisiens peu instruits en proies faciles pour les islamistes radicaux qui revendiquent le recours à la violence, pour susciter le changement, et la citoyenneté de seconde zone pour les femmes.
Une fierté obscurcie…
Selon les résultats d’une récente enquête officielle, la violence touche 53% des femmes dans l’espace public. A la suite de consultations auprès d’Ong, le gouvernement a soumis aux législateurs tunisiens un projet de loi défendant les droits constitutionnels des femmes, notamment par «la prise des mesures nécessaires pour éradiquer la violence dont elles souffrent.» Ce projet de loi sera examiné, vers la fin de l’année en cours, par le parlement dont 30% de ses membres sont des femmes.
Début août, l’ancienne ministre de la Femme Samira Merai a reconnu que cette mesure législative tant attendue (…) «ne suffira pas pour changer les attitudes et comportements, et pour enraciner la culture de la non-violence dans la société.»
Nombreux sont ceux qui estiment que cette culture de la non-violence, les progrès significatifs réalisés jusqu’ici sur la voie de l’égalité des sexes et la démocratisation seront toujours menacés tant que l’économie du pays est paralysée par un vaste secteur informel, affaiblie plus encore par une dette croissante, une monnaie et une productivité à la baisse, et minée par des niveaux de corruption élevés – qui n’ont même pas été atteints sous le régime du dictateur déchu.
La défense des droits de la femme, sans lesquels aucun régime politique ne peut mériter d’être qualifié de démocratique, doit obligatoirement s’accompagner en Tunisie par de sérieux efforts de rétablissement de la croissance économique, la correction des inégalités sociales et régionales et l’inversion de la courbe du chômage, qui a déclenché le soulèvement de 2010 en Tunisie.
Les efforts remarquables déployés par la Tunisie pour mettre sur pied la première démocratie arabe et pour autonomiser les Tunisiennes, bien que la participation de ces dernières à la vie active reste inférieure à 26%, sont de toute évidence une source de fierté.
Cependant, cette fierté est de plus en plus obscurcie dans l’esprit des Tunisiens par leur vive préoccupation qu’éveillent en eux les attaques terroristes répétées et dévastatrices, le manque de véritables réformes de l’enseignement et de l’économie, et l’impression troublante que plusieurs dirigeants politiques paraissent plus portés sur la promotion de leurs carrières et à servir leurs agendas partisans que de garantir la progression de la Tunisie sur la voie périlleuse de la transition démocratique, de l’égalité des sexes et du bien-être.
Malheureusement, pareille impression ne disparaîtrait pas de si tôt, au vu de la formation, le 27 août 2016, d’un «gouvernement d’union nationale» sur la base de considérations qui placent les intérêts des partis au-dessus de la compétence, des aptitudes pour le leadership et de la vision.
Texte traduit de l’anglais par Marwan Chahla
*Kamel Labidi a été président de l’Instance nationale de réforme de l’information et la communication (INRIC).
**Le titre est de l’auteur et les intertitres sont de la rédaction
Source: ‘‘Daily Star’’.
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