Les Tunisiens souhaitent que leurs dirigeants mettent un terme à leur petit jeu de politique politicienne. Et oeuvrent à améliorer leur situation socio-économique.
Par Francis Ghilès *
Le gouvernement du Premier ministre Youssef Chahed vient tout juste de jeter l’éponge dans cette lutte sur les réformes que son prédécesseur [Habib Essid, ndlr] avait inscrites dans le budget de 2017. Ces réformes étaient destinées, entre autres, à taxer les médecins et les avocats en leur imposant un timbre fiscal sur toutes les transactions de leurs activités professionnelles – ce qui était une mesure audacieuse qui aurait donné aux autorités fiscales, pour la première fois, les moyens de connaître avec précision l’origine de plusieurs revenus individuels et des richesses. Il a abandonné l’idée d’imposer un prélèvement de 10% sur les bénéfices des compagnies offshore, qui ne payent aucun impôt et qui ont toujours représentées le moyen le plus pratique pour la fuite illégale de capitaux. La valeur du capital privé tunisien détenu à l’étranger se monte à plusieurs dizaines de milliards de dollars.
Des 40 aux 4000 voleurs
La chute de Ben Ali était une révolution au sein du système, et non pas du système. Le clan Ben Ali a perdu sa part du gâteau économique, mais le nouvellement légalisé parti d’Ennahdha a été prompt à revendiquer sa part du gâteau, lui aussi, et certains anciens patrons de médias sous l’ère Ben Ali ont, eux aussi, pris d’assaut nombre de nouveaux partis politiques, pour défendre leurs intérêts. La formule «avant 2011, nous avions Ali Baba et les 40 voleurs, à présent, nous avons 4000 voleurs», résume bien l’idée que les Tunisiens, riches et pauvres, se font de la situation actuelle dans leur pays. La petite corruption est devenue un phénomène endémique.
Les islamistes d’Ennahdha prennent leur part du gâteau.
Aujourd’hui, les Tunisiens entretiennent une vision cynique de la nouvelle situation démocratique et de la politique où, à leurs yeux, les initiés de jadis se battent pour obtenir leur part dans un gâteau plus petit. Plusieurs jeunes n’ont pas pris la peine de voter aux élections législatives et présidentielle de l’automne 2014. Par conséquent, rien n’empêchera ces jeunes de se révolter à nouveau, si leur situation économique continue de se détériorer.
Pour ce qui est de l’imposition, les chiffres parlent d’eux-mêmes: les autorités fiscales et l’UGTT estiment que le montant de l’évasion se situe entre 5 et 7 milliards de dinars tunisiens (TND). Tous les Tunisiens qui sont employés par l’Etat (qui sont au nombre de 632.000 dans l’administration centrale seulement – ce qui représente près du double des 370.000 fonctionnaires en Grèce, un pays de la même taille, soit une population de 11 millions d’habitants) et les 680.000 employés des sociétés privées payent leurs impôts. Alors que les professionnels indépendants privés ne s’acquittent que d’un minimum fiscal. A telle enseigne que ce groupe de personnes nanties ne contribue qu’à hauteur de 0,2% aux recettes fiscales de l’Etat. Ces personnes pèsent de toute leur grande influence dans la plupart des partis politiques et sont prêts à tout faire pour défendre leurs privilèges – pour ne pas dire leur impunité.
Le gouvernement a tenté de convaincre l’UGTT d’accepter de reporter jusqu’à 2018 les augmentations salariales accordées par le gouvernement précédent. L’enveloppe salariale du fonctionnariat tunisien a augmenté de 6 milliards TND, soit 2,7 milliards de dollars, en 2010, à 13,2 milliards TND, en 2016, ce qui représente 13% du PIB et 70% des revenus fiscaux.
Béji Caïd Essebsi et Nidaa Tounes jouent à… qui gagne perd.
Range Rover, Audi, Mercedes… et la peine de la survie
Les arguments avancés pour qu’il y ait limitation des majorations salariales pour tous seront vains tant que les Tunisiens riches refusent de contribuer honnêtement et payer leur part juste aux coûts de la gestion des affaires du pays. Comment, s’interrogent les instituteurs et les infirmiers, peut-on expliquer qu’autant de voitures luxueuses étouffent les rues de la capitale, alors que l’inflation ronge le pouvoir d’achat du citoyen moyen? Comment une Range Rover, qui coûte en Europe 60.000 euros, trouve acheteur à Tunis au prix exorbitant de 530.000 dinars tunisiens, soit 216.000 euros? Le gouvernement vient tout juste d’abandonner une proposition d’imposer une taxe annuelle de 1000 dinars sur les piscines privées, malgré le fait que telle a été l’exigence émise, l’été dernier, face aux difficultés d’approvisionnement en eau qu’a connues le pays.
Cet étalage ostentatoire de la richesse dont jouit la bourgeoisie de Tunis, avec ses Audi et ses Mercedes de la banlieue résidentielle de Carthage et de Gammarth, n’est pas chose nouvelle; et l’étalage de vêtements de marque et de bijoux dans les restaurants chics, non plus. Mais cette réalité est devenue plus choquante à un moment où les Tunisiens ordinaires peinent à survivre. L’argent versé pour les augmentations salariales et le manque-à-gagner en recettes fiscales ne servent pas à financer les projets de développement dont le pays a désespérément besoin, selon le rapport 2014 de la Banque mondiale intitulé ‘‘La révolution inachevée’’. Une autre aberration dans cette situation intenable est le doublement du ratio de la dette publique en rapport du PIB: de 40%, en 2010, à 80%. Tôt ou tard, et le plus tôt sera le mieux, ce trou béant des finances de la Tunisie devra être comblé.
Houcine Abassi et l’UGTT font monter la mayonnaise des revendications sociales.
«La Tunisie a besoin d’investissements, et non pas de dons»
L’UGTT, qui vient de célébrer son 60e anniversaire, en janvier dernier, est en âge la deuxième organisation syndicale en Afrique. Elle a été un des acteurs les plus importants depuis la lutte pour l’indépendance du pays, au début des années ’50, lorsque son charismatique dirigeant Farhat Hached a été assassiné par des terroristes français de la Main rouge. La centrale syndicale s’est trouvée engagée dans toutes les crises majeures qu’a connues le pays depuis son indépendance, en 1956. A la suite de la chute de Ben Ali, le secrétaire général de l’UGTT Houcine Abassi a joué un rôle crucial en réussissant à éviter au pays le piège de la guerre civile, en été 2013. Il a contribué à installer au pouvoir une coalition provisoire qui a dirigé les affaires de la Tunisie jusqu’à la tenue de nouvelles élections libres, deux années plus tard.
Ensemble avec la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH), l’Ordre des avocats tunisiens et l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica), la centrale syndicale a été récompensée pour son action par le prix Nobel de la paix-2015. Malgré le prestige que cette distinction lui a valu, la direction nationale de l’UGTT est confrontée à plusieurs barons régionaux qui se battent pour arracher le pouvoir, très souvent en encourageant le recours à la grève pour des augmentations salariales, à la veille du 23e congrès en janvier prochain. Le vide politique réel que connaît le pays et le désaveu qu’essuie l’Etat ont placé l’UGTT sur le devant de la scène – ce qui est loin d’être une position confortable, enviable.
Une conférence internationale, Tunisia 2020, pour attirer les investissements extérieurs.
Dans une situation aussi confuse, la frilosité et l’hésitation des investisseurs étrangers deviennent compréhensibles. Plusieurs sociétés étrangères ont plié bagages, d’autres ont nettement réduit leurs activités. Quelques nouveaux investisseurs ont pris le pari sur la Tunisie, mais leurs investissements sont très en-dessous de ce que c’était en 2011. Le très respecté ministre du Développement et de l’Investissement Fadhel Abdelkéfi insiste, et à raison, que la Tunisie n’a pas besoin de dons mais plutôt d’investissements. Appeler les choses par leur nom, économiquement, est réconfortant – surtout lorsque c’est d’un ministre de premier plan que cela vient. Plus les ministres influents parlent vrai et plus grandes seront les chances pour la démocratie de prendre racine en Tunisie.
Le FMI peut encourager les réformes – la Banque mondiale et les amis de la Tunisie à l’étranger, également. Pourtant, c’est aux dirigeants tunisiens eux-mêmes qu’incombe la responsabilité de prendre les affaires de leur pays en main et, par des actes concrets, de regagner la confiance de leur peuple. Les amis de la Tunisie et les organisations internationales ont déjà apporté à la Tunisie un soutien précieux. Ils continueront de le faire, sans nul doute. Les Tunisiens, cependant, souhaitent que leurs dirigeants, ne serait-ce que le chef de l’Etat, le président Béji Caïd Essebsi, et le chef du parti islamiste Ennahdha, Rached Ghannouchi, mettent un terme à leur petit jeu de politique politicienne.
Article traduit de l’anglais par Marwan Chahla
Source: ‘‘The Cairo Review’’.
*Francis Ghilès est chercheur associé principal auprès du Centre pour les Affaires internationales de Barcelone.
**Le titre est de l’auteur et les intertitres sont de la rédaction.
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