Les Tunisiens ont enregistré une nouvelle identité de vues entre Caïd Essebsi et Ghannouchi concernant le sort des ex-djihadistes de retour au pays : ils seront accueillis à bras ouverts.
Par Yassine Essid
On est tous unanimes à reconnaître que les salafistes, pourvoyeurs de haine et les relations entretenues avec les pays qui en financent les mouvements, sont devenus un problème décisif pour l’avenir des sociétés et pour la démocratie. Mais si les islamistes s’en accommodent fort bien, d’autres sensibilités politiques ne cessent d’en dénoncer les dérives violentes et l’extrémisme barbare.
Que faire des djihadistes ?
A la question comment s’y prendre pour affronter le retour prochain des combattants enrôlés dans les organisations terroristes islamistes, les réponses diffèrent quant aux moyens à mettre en œuvre.
Le Congrès américain avait voté, dès octobre 2001, la création de statuts de combattant ennemi et combattant illégal, qui permettent au gouvernement des Etats-Unis de recourir à une détention illimitée, et sans inculpation, toute personne soupçonnée de projet terroriste.
Au lendemain des attentats de Paris, l’Etat français avait de son côté envisagé une refondation sécuritaire et autoritaire de la république à travers le projet de révision constitutionnelle sur la déchéance de nationalité de binationaux nés Français, aussitôt abandonné. Bien moins radicale, mais non moins contestée, l’interdiction du retour en France des Français partis faire le djihad à l’étranger avait aussi été envisagée. Il se trouve qu’elle contrevient à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, qui stipule que «nul ne peut être privé du droit d’entrer sur le territoire de l’Etat dont il est le ressortissant».
Cependant, et quel que soit l’arsenal législatif, tout ex-djihadiste européen doit dans tous les cas faire face à certaines mesures a minima, qui vont de la rétention de sûreté, suivie de mesures de dé-radicalisation, jusqu’aux lourdes peines d’emprisonnement, même si la prison s’avère elle-même incubatrice de radicalisation.
Indulgence des islamistes tunisiens envers leurs «enfants»
En Tunisie, la question de la violence salafiste s’était posée au lendemain même du soulèvement du 14 janvier 2011, offrant déjà un avant-goût sur ce qui risquerait d’arriver une fois les islamistes au pouvoir. Ces derniers n’ont pas manqué d’être à la hauteur de leur réputation : compréhensifs envers les salafistes, tolérant leurs abus, allant jusqu’à parrainer une violence organisée inaccoutumée. Des raisons suffisantes pour conforter l’appréhension d’une population alors en désarroi.
Le changement de la majorité et la série d’attentats terroristes ont déclenché une vague d’arrestations de centaines de salafistes. Certains étaient membres de cellules dormantes, d’autres sur le point de passer à l’acte sans oublier d’anciens et futurs candidats au djihad.
Tout cela est rassurant et a permis d’ailleurs au ministre de l’Intérieur d’en tirer un sentiment de fierté. Les forces de l’ordre n’ont jamais été aussi efficaces, faisant face aux défis qui menaçaient le pays, traquant sans ménager leurs efforts contre les terroristes afin de garantir la sécurité des Tunisiens.
Sauf que le sort des membres de ces organisations criminelles demeure une énigme et finira par suggérer l’existence d’une conspiration de silence que personne n’est en mesure de briser. Car personne ne sait ce qu’il est advenu de ces dangereux ennemis de l’Etat. Ont-ils été mis en garde à vue, interrogés, inculpés, mis en détention, jugés et condamnés? On n’en sait strictement rien.
Le ministre de la Justice, qui cumule la tutelle des Affaires dites religieuses, compte peut-être les laisser mariner jusqu’au retour prochain d’Ennahdha qui trouverait en eux des combattants intrépides, expérimentés et sans scrupules pour asseoir leur émirat.
En Tunisie, le débat sur le sort réservé aux salafistes, responsables d’actes délictueux, n’est pas nouveau. Il avait déjà interpellé toutes les sensibilités de la société, avait suscité des débats contradictoires pour aboutir à des divergences inconciliables et, partant, fortement inquiétantes. Il y avait en effet à l’époque de la Troïka, l’ancienne coalition gouvernementale conduite par le parti islamiste Ennahdha, deux camps opposés. Celui des partisans de la voie de la raison, qui prônaient le recours au dialogue, croyaient aux mérites de la communication avec les salafistes à travers un combat d’idées et de convictions, allant jusqu’à admettre que leurs outrances relèvent de l’exercice normal du droit à la liberté d’expression. A l’autre bout, leurs détracteurs, adeptes du tout répressif, rejetaient toute forme de dialogue avec des fanatiques dénoncés comme ennemis de la liberté, alliés du terrorisme et partisans de l’idéologie du takfir qui ne reconnaissent aucune autorité à l’Etat ni aux partis politiques, y compris le parti des islamistes. A leurs yeux, ils méritaient que la loi dans toute sa rigueur leur soit appliquée et exhortaient les pouvoirs publics à user de la force pour protéger les personnes du comportement agressifs de ces illuminés qui mettent en péril l’avenir du pays.
Le casse-tête des «revenants»
Aujourd’hui le débat est tout autre et mobilise l’attention de tous les gouvernements. Il porte sur le retour possible des djihadistes dans leur pays d’origine. La multiplication des raids en Irak, en Syrie et l’affaiblissement de l’organisation terroriste de l’Etat islamique (Daech), pousse de plus en plus celle-ci à internationaliser le conflit en poussant les djihadistes à rechercher d’autres terrains de combat, d’émigrer avec armes et bagages vers d’autres fronts pour faire la guerre, y compris dans leur propre pays.
Partis combattre dans le chemin de Dieu afin d’asseoir la pérennité d’une entreprise criminelle dénommée califat islamique, beaucoup de djihadistes se décideront un jour à franchir les frontières pour porter la guerre ailleurs. Une minorité d’entre eux, qualifiés en Europe de revenants, déserteurs, repentis, déçus, ou simplement soucieux de mettre leurs familles à l’abri des bombes, partagent une tentation de retour en mettant bas les armes de même qu’une volonté de reprendre une vie citoyenne sans pour autant renier leur idéologie et leur mode de vie salafiste.
En revanche, pour les djihadistes tunisiens, les motivations seraient quelque peu différentes et donnent froid dans le dos. Plus radicaux, des milliers de ces combattants ne rêvent que de transférer leur guerre en Tunisie. Ils sauront pour cela profiter des frontières réputées poreuses et surtout du laxisme bienveillant des islamistes. Il faudrait alors s’attendre que s’instaure un chassé-croisé entre l’arrivée des djihadistes, dont on aurait laissé dans l’impunité les crimes perpétrés ailleurs, et le départ d’intellectuels et d’hommes de culture qui iront chercher une terre d’asile en Europe ou ailleurs pour échapper à une armée de fanatiques, d’esclavagistes coupeurs de têtes.
Cette perspective renvoie, plus gravement, aux modalités de prise de décisions au sein du gouvernement, à la légitimité de celui-ci et à l’exercice même de l’autorité. Dans le tumulte des commentaires exprimés, ici ou là, sur l’accueil des djihadistes, deux positions méritent qu’on s’y attarde.
Selon la logique de Rached Ghannouchi, on aurait tort de trop dramatiser à propos d’un phénomène somme toute naturel, qui fait suite à des décennies de répression. Le chef des islamistes tunisiens, pour qui l’Etat est une «institution symbolique», le départ au djihad ne serait somme toute que la manifestation d’une jeunesse exaltée par un projet politique et de civilisation.
Bienvenue aux «musulmans en colère»
Les choses se compliquent et prennent une tournure carrément inquiétante suite au constat émis par le président de la république Béji Caïd Essebsi, qui croit trouver dans les interviews le meilleur des remontants politiques à même de reconstituer épisodiquement son image qui ne cesse de tomber en discrédit dans l’opinion publique.
Interrogé sur les moyens préconisés dans le cas d’un afflux d’ex-djihadistes qui ne partagent aucune des valeurs de la démocratie qu’il est censé incarner, qui appellent au meurtre, condamnent tout comportement différent comme blasphème, menacent la paix civile, et qu’on ne peut intégrer tant leurs doléances sont sans limites, le chef de l’Etat avance le plus hypocrite des prétextes : «La Tunisie n’a pas assez des prisons pour enfermer tous les djihadistes de retour des zones de conflits». Il se détermine ensuite en fonction d’une irresponsable paternité en alléguant que «la Tunisie est obligée, de par sa constitution, d’accueillir tous ses enfants».
Grâce à un Etat si peu sévère et à la faveur d’un gouvernement d’indulgence, ignorant et imprévoyant, l’absolution leur sera immédiatement donnée en leur imposant toutefois de se réconcilier avec tous ceux à qui ils avaient fait tort. La pénitence est si légère que nos ex-djihadistes se trouvent tirés d’affaire, déclarés non punissables bien que toujours porteurs de revendications secrètes ! Tout va bien donc. Assez en tous cas pour que Caïd Essebsi en profite pour faire solennellement appel aux touristes à visiter la Tunisie !
Cette abdication irréparable fait écho aux propos débonnaires de M. Ghannouchi : ceux de 2013, par lesquels il affirme que «les salafistes restent nos enfants» et, plus récents, lorsqu’il a jugé que les djihadistes de Daech n’étaient finalement que «des musulmans en colère». Encore une nouvelle preuve d’une touchante identité de vues entre Caïd Essebsi et Ghannouchi concernant le sort des ex-djihadistes qui ne laisse d’autres choix ni d’autres stratégies que d’ouvrir grand les bras à ces «enfants» dont le seul crime est de s’être un jour égarés dans les méandres de la violence terroriste.
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