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Djerba: Les vains derviches et le vin mauvais

Un groupe de Tunisiens musulmans qui veulent faire fermer un bar tenu par un Tunisien de confession juive n’est pas un simple problème de voisinage. Décryptage.

Par Dr Mounir Hanablia *

Un citoyen Tunisien, tenancier d’un bar à Djerba, s’est trouvé en butte à l’hostilité d’un groupe de ses concitoyens qui ont observé un sit-in devant son établissement en gênant la circulation routière et en en réclamant la fermeture.

Un sujet éminemment politique

Ce sont des choses qui, évidemment avec tout ce qui se passe autour des débits de boissons, peuvent arriver, et à priori, rien n’aurait dû attirer l’attention sur un incident qui, somme toute, n’ayant entraîné aucune violence, contre les biens ou les personnes, n’entrerait pas dans la rubrique du fait divers.

Seulement, dès lors que le propriétaire des lieux soit de confession juive et les protestataires musulmans, l’affaire a tôt fait de prendre une signification politique dont, en réalité, nul ne tirera raisonnablement bénéfice.

L’Association tunisienne de défense des minorités (ATDM), dont l’intervention a été requise par l’une des parties, en recueillant et publiant les propos de tous les protagonistes, a contribué à assurer une large publicité à l’affaire, c’est le moins que l’on puisse dire.

Le groupe protestataire, constitué pour une bonne part de barbus aux fronts marqués, a tenu un discours en rapport avec l’apparence de ses membres, où, à l’argument de la violation de la tranquillité du voisinage, a été associé celui de l’outrage public à la pudeur, ou même celui du drame, l’un des clients du bar s’étant selon eux immolé par le feu immédiatement après l’avoir quitté.

Pour tout dire, ces «bons musulmans» ont abordé un sujet éminemment politique en réclamant le respect du caractère musulman du pays, et ont laissé entendre que si leurs demandes n’étaient pas satisfaites, ils auraient recours à d’autres formes de protestation, ce que beaucoup ont assimilé à une menace non voilée. Mais, dans le même temps, sans doute afin de donner le change, ils se sont empressés de préciser qu’ils ne voyaient aucun inconvénient à ce que le débit de boisson contesté soit installé dans la zone touristique, ce qui laisserait déjà entendre que celle-ci ne fasse pas partie du pays musulman, dont les coutumes devraient selon eux être respectées.

Séparation physique des musulmans avec les non musulmans

Ces arguments sont ils recevables? D’abord, curieusement, ce groupe , ainsi que l’a précisé un membre de la communauté juive, n’a pas soulevé la question de la totalité des débits d’alcool tenus dans leur écrasante majorité par des musulmans, ce qui en rend la démarche d’autant plus suspecte qu’à Tunis, la capitale du pays, ou dans les grandes villes, il ne soit jusqu’à présent venu à l’idée d’aucun parti politique d’organiser des manifestations pour réclamer la fermeture des bars, au moment de la prière du soir, ou leur installation en zone touristique.

Mais si on veut suivre le fil de la logique des protestataires jusqu’au bout, l’installation en zone touristique reviendrait à créer des ghettos où les musulmans n’auraient pas à subir les mœurs qui leur paraissent inacceptables, mais où surtout, les «autres» seraient dans les limites de leurs ghettos, libres de vivre selon leurs coutumes.

Autrement dit, tout cet argumentaire n’a pas été tenu par des simples d’esprit, il aboutit dans les faits à la séparation physique des musulmans avec les non musulmans, morcelés en différentes communautés, ainsi que cela se faisait du temps du califat ottoman. Et à la trappe l’Etat national de tous les citoyens.

Le plus inquiétant a été toutefois l’absence de réaction des autorités face au défi qui leur a clairement été lancé par cette poignée d’agitateurs. En premier lieu, leur action ayant abouti à gêner ou interdire, le passage des véhicules dans la rue, ils auraient pu être poursuivis en justice pour cela. Ou à tout le moins, ordre eût dû leur être signifié par qui de droit d’évacuer les lieux sous peine d’être passibles de poursuites judiciaires.

Et en effet, la bonne foi de ces gens est d’autant plus sujette à caution, qu’ils eussent dû recourir tout simplement à la justice pour obtenir la fermeture du fameux débit, sinon son déplacement, si telle avait été réellement leur intention. N’est ce pas justement de bonne foi que tous les protagonistes de cette affaire ont manqué?

La crédibilité de l’Etat est sérieusement engagée

Si le propriétaire du bar a fort justement qualifié les exigences du groupe d’antisémites, du moment qu’elles ne visaient pas les tenanciers de bars musulmans, et s’il a affirmé non moins justement que la crédibilité de l’Etat était engagée, sa référence à une volonté de torpiller le tourisme et l’image de marque du pays est apparue manifestement malheureuse, du moment qu’il s’agit d’un conflit entre Tunisiens et devant être réglé en tant que tel. Etait-il alors de bon aloi de faire peser cette menace des répercussions que l’affaire aurait à l’étranger?

Evidemment le propriétaire eût été en droit de s’adresser directement à la justice pour lever cette sérieuse menace pesant sur son travail. Mais sans doute sa décision de s’adresser à cette association de défense des minorités visait-elle à assurer à l’affaire la publicité la plus large et à obtenir des nombreux soutiens à même de sensibiliser la justice. Et, il faut reconnaître, quand on est en butte à une hostilité orchestrée potentiellement menaçante, on n’a pas trop le choix sur les moyens.

* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.

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