La désaffection grandissante des Européens vis-à-vis de l’Union européenne (UE) recommandent à la Tunisie de reconsidérer ses relations déséquilibrées avec cet ensemble.
Par Ahmed Ben Mustapha *
Le Royaume uni vient d’activer le processus des négociations destinées à concrétiser dans les faits sa sortie officielle de l’Union européenne (UE) décidée par référendum en juin 2016.
Cette décision intervient dans un contexte électoral européen caractérisé par la montée en puissance au sein de l’opinion publique européenne des partis politiques qui se montrent sceptiques à l’égard du projet européen. Certains spécialistes des questions européennes vont jusqu’à se poser la question de la viabilité de l’UE et de l’éventualité de son implosion(1).
Cette désaffection grandissante est due à des considérations essentiellement liées aux dérives anti-démocratiques et coercitives des institutions européennes dont les politiques économiques ultra libérales associées aux mesures d’austérité draconiennes sont souvent perçues comme étant nuisibles aux intérêts nationaux et attentatoires à la démocratie ainsi qu’à la souveraineté nationale des pays membres.
La Tunisie face à l’avenir incertain de l’UE
Ainsi la politique européenne de la France et ses relations futures avec l’UE de même que l’avenir de l’Europe sont au nombre des enjeux majeurs des prochaines élections présidentielles françaises. D’ailleurs, il convient de rappeler que «l’euroscepticisme» en France s’est déjà traduit, dès 1992, par le rejet du traité de Maastricht (portant création de l’UE et de la monnaie commune) ainsi que de la constitution européenne également rejetée en 2005 à une large majorité.
En 2017, cette tendance semble s’accentuer au sein de partis politiques non marginaux issus d’horizons politiques divers, souvent antagonistes, qui appellent ouvertement dans leur programme électoral à la renégociation des traités européens voire à la remise en cause de l’appartenance de la France à l’UE.
Il importe de souligner que ce désenchantement européen concerne de nombreux autres pays du sud et de l’est de l’Europe particulièrement touchés par les retombées de la crise économique et financière de 2008 qui correspond en fait à la faillite de la mondialisation économique et du libre échange.(2)
Elle coïncide également avec la résurgence en Occident du protectionnisme et du nationalisme économique symbolisé par l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis et la sortie du Royaume Uni de l’UE, ainsi que la mise en place dès 2013 de programmes de relocalisation d’entreprises américaines et européennes.
Dès lors, la Tunisie a tout intérêt à ce stade à observer les mutations en cours en Occident et à différer toute négociation sur l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) en attendant que soit déterminé le sort de l’UE et ses orientations politiques futures au vu des résultats des prochaines échéances électorales en Europe, notamment en France et en Allemagne, qui demeurent les deux piliers de l’ensemble européen.
Pour une refonte de nos relations avec l’UE
De plus, et compte tenu de la crise économique et financière aiguë que traverse la Tunisie – largement imputable aux relations déséquilibrés avec l’occident et à la politique hégémonique de l’UE à l’égard de notre pays héritée de la période coloniale et reconduite après l’indépendance ainsi qu’après la révolution –, il serait opportun que les responsables tunisiens tirent les conclusions qui s’imposent de ces développements et les prennent en compte dans toute nouvelle négociation avec l’UE.
En outre, la Tunisie devrait initier une réflexion nationale sur un éventuel redéploiement de ses choix diplomatiques et économiques notamment pour ce qui a trait aux accords inégalitaires de partenariat avec l’UE ainsi que nos relations avec le G7 et les institutions financières et monétaires internationales.
En effet, il ne faut pas perdre de vue que le plan d’action 2013-2017 touche à sa fin ce qui offre à la Tunisie l’opportunité de procéder à une évaluation globale de sa coopération avec l’UE depuis l’indépendance et de concevoir sa propre vision de ses relations futures avec l’ensemble européen.
A ce propos, l’accord de coopération conclu en 1976 avec la Communauté économique européenne (CEE) pourrait fournir un support adéquat à cette réflexion interne dans la mesure où il tient compte dans ses orientations stratégiques des écarts de développement entre les deux partenaires tout en engageant la partie européenne à apporter l’assistance requise à l’industrialisation de la Tunisie et à la modernisation de son agriculture. Or, de tels engagements n’ont jamais été tenu ce qui a empêché la Tunisie de tirer véritablement profit de ses échanges avec l’ensemble européen.
Il en est de même des engagements d’ordre financier pris à Deauville en mai 2011 après la révolution dont le respect aurait évité ou du moins atténué l’impact de l’effondrement des équilibres financiers de la Tunisie et ses retombées économiques et sociales catastrophiques.
Dans le même ordre d’idées, la Tunisie devrait privilégier, à ce stade, la dimension bilatérale de ses relations avec ses principaux partenaires économiques et politiques occidentaux, notamment ceux du G7, afin de chercher des solutions plus adaptées à ses besoins spécifiques et aux défis actuels et futurs auxquels elle est confrontée.
La diplomatie «transformationnelle» à l’œuvre en Tunisie
L’expérience a en effet montré que les institutions multilatérales supranationales tels l’UE, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM) – qui sont en réalité soumis au G7 – ne sont pas en mesure de faire évoluer leurs politiques en fonction des réalités économiques et sociales propres à la Tunisie. En outre ils ne disposent que d’outils financiers conditionnés qui contribuent le plus souvent à aggraver les difficultés qu’ils prétendent résoudre.
De surcroît, ils ne s’embarrassent pas de convenances diplomatiques dans l’application de leurs programmes d’action qui empiètent souvent sur les domaines de compétence souverains des pays partenaires tant du point de vue de leur contenu que des modes opératoires qui s’insèrent dans ce qu’il est convenu d’appeler la diplomatie publique de proximité ou diplomatie «transformationnelle». En effet celle-ci s’accompagne de l’implication directe sur terrain, aux niveaux national, local et régional, des équipes de ces institutions dans l’application des programmes de coopération financière dont les objectifs et les priorités sont définies par les bailleurs de fonds qui en supervisent également la mise en œuvre.
Mais dans la réalité des faits, elle sert de couverture à la concrétisation unilatérale et en dehors de tout cadre consensuel des politiques et des objectifs visés par l’UE et le G7 à savoir l’ouverture totale des marchés tunisiens au libre échange complet et approfondi et l’intégration de l’économie tunisienne à l’Europe indépendamment des répercussions négatives prévisibles d’une telle politique sur la Tunisie.
Et c’est dans ce cadre que se situent les nouveaux plans d’ajustement structurels convenus après la révolution avec le FMI qui sont en fait menés en étroite collaboration avec l’UE et le G7.
A ce propos, il convient de signaler l’interview de Patrice Bergamini, nouvel ambassadeur de l’UE en Tunisie (‘‘L’Economiste maghrébin’’, numéro 705, du 8 au 22 février 2017) qui y livre son évaluation de la situation politique et économique en Tunisie ainsi que les objectifs prioritaires qu’il compte privilégier au cours de son mandat.
Cette interview reflète une politique d’ingérence notoire dans les affaires tunisiennes et elle repose sur des postulats et des statistiques pour le moins erronés traduisant un acharnement à vouloir accélérer la conclusion de l’Aleca indépendamment de la situation économique tragique de la Tunisie qui n’est même pas évoquée.
Au nombre des trois objectifs majeurs de cette diplomatie envahissante ouvertement assumée figure «la réforme de l’Etat» tunisien qui concerne «tous les ministères et institutions» (agriculture, économie, justice, parlement….) y compris les ministères de souveraineté.
De même sera priorisé le dossier de la décentralisation – qui implique de «régler les problèmes de solidarité et de répartition des richesses, y compris au niveau territorial et géographique» et ce dans le but de relancer la croissance économique pour répondre aux besoins spécifiques de la jeunesse et des régions défavorisées.
La gravité de tels propos découle du fait que la notion de réforme est étroitement associée en Tunisie à la fragilisation et à l’affaiblissement du rôle de l’Etat tunisien soumis aux plans d’ajustement structurels coercitifs conçus et mis en œuvre par le FMI en coordination avec le G7 et l’UE avec pour finalité la confiscation de ses attributions régulatrices et économiques, la dérégulation financière, la privatisation des services publics et l’ouverture totale des marchés et de toutes les branches d’activité au capital mondialisé essentiellement européen et occidental.
En somme, la Tunisie a grandement besoin, en cette étape particulièrement critique et cruciale de son histoire de reconsidérer ses relations avec ses partenaires stratégiques en fonction de ses intérêts bien compris en tenant compte des mutations en cours en Europe et en occident qui semblent propices à une remise en cause des préceptes économiques ultralibéraux qui sont à l’origine de la faillite de la mondialisation économique et de ses retombées déstabilisatrices en Tunisie et à l’échelle mondiale.
* Diplomate et ancien ambassadeur
Notes :
1. ‘‘La fin de l’Europe ? L’union au défi du Brexit’’, éd. Eyrolles, 2016.
2. ‘‘La fin de la mondialisation’’, François Lenglet, éd. Pluriel, 2014.
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