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Lutte contre la corruption et limites de la transition démocratique

Les arrestations effectuées dans le cadre de lutte contre la corruption seraient de portée limitée si elles ne sont pas accompagnées par des mesures étendues à tous les secteurs.

Par Yassine Essid

La campagne d’assainissement des mœurs publiques menée tambour battant par le gouvernement, devenue d’ailleurs l’activité quasi exclusive de ce dernier, représente une action majeure, et tant attendue, ne serait-ce que pour donner une crédibilité supplémentaire à ce qu’on n’a pas cessé d’appeler abusivement la transition démocratique.

On nous répète que la lutte menée jusqu’à présent contre la corruption va se poursuivre, et même s’intensifier. L’interpellation bien sélective pour le moment, et la mise en résidence surveillée, une procédure qui n’est pas à la portée de tous les justiciables, de quelques unes des grandes figures, fortement médiatisées, du trafic illicite en bandes organisées, avait fini par mettre à nu à quel point certaines personnes avaient fini, dans un Etat dit de droit, à se considérer au-dessus de la loi ou, à tout le moins, bénéficiaient d’une impunité à toute épreuve.

Manifestation anti-corruption et de soutien à Youssef Chahed à la Kasbah. 

Victoire de la vertu sur le vice

Mis au défi publiquement, franchement et insolemment par l’un de ces barons, Chafik Jarraya pour ne pas le nommer, aujourd’hui poursuivi par le tribunal militaire pour atteinte à la sûreté de l’Etat, trahison et intelligence avec une armée étrangère (excusez du peu !), le chef de gouvernement Youssef Chahed s’est finalement décidé d’agir conformément aux exigences de la morale et de la loi.

Cette offensive, qui a aboutit à des résultats spectaculaires mais limités, est largement soutenue par les membres du gouvernement, partis, société civile et intellectuels à travers des colifichets qui célèbrent déjà la victoire de la vertu sur le vice.

Mais, pour une fois, cessons d’être rabat-joies et félicitons-nous de la détermination, aussi courageuse qu’inflexible, du gouvernement d’aller jusqu’au bout du bout du banc afin d’éradiquer un phénomène devenu alarmant. Joignons-nous donc, avec mesure toutefois, aux emballements collectifs sans oublier pour autant la permanence de coûteux mouvements sociaux hostiles aux institutions républicaines.

Il convient en premier, de rappeler que la corruption plonge ses racines profondes dans l’histoire de ce pays depuis l’indépendance. Elle avait pris toutefois sous le clan Ben Ali des proportions inégalées au point de devenir un mode de gouvernement en soi.

Adhésion politique contre octroi de faveurs

Avant la chute du régime, le système qui prévalait était celui de la confusion entre le public et le privé, autrement dit la patrimonialisation de l’économie. Le mode de régulation de ce type de corruption repose sur une politique rationnelle de distribution de biens publics divisibles, contre une adhésion totale, sans ambages ni délais, des agents de l’Etat et des cadres d’entreprises publiques et privées au régime et, partant, au parti unique qui le représente. Celui-ci assurait en contrepartie la pérennité du système par l’octroi de faveurs, d’emplois, d’autorisations, d’interventions, de permis, de protection, tout en tolérant toutes sortes d’abus.

L’argent accumulé par les dirigeants grâce à la corruption économique, sous sa forme nationale et internationale, aurait dû servir prioritairement à l’entretien de clientèles politiques. Or une grande partie des capitaux générés par l’argent public détourné, dans le cadre de contrats frauduleux de fournitures et d’équipements, est transférée à l’étranger sans être redistribuée, au moins en partie, comme le révèle aujourd’hui les procédures de restitution. D’où la fragilisation progressive du régime, car les dividendes de la stabilité avaient profité largement au clan familial à l’exclusion des membres du RCD, l’ancien parti au pouvoir, pourtant véritables piliers du régime. Ainsi, ce qui avait permis de faire perdurer le régime, d’assurer la stabilisation du pouvoir personnel, avait cessé d’entretenir la clientèle nécessaire à la survie politique des dirigeants.

Le soulèvement du 14 janvier 2011 avait, entre autres devises, la fin de la corruption, l’affermissement d’un contre-pouvoir démocratique, la probité morale des dirigeants ainsi que le principe de la distinction du public et du privé sur lequel est fondé l’État moderne.

Des slogans aussitôt balayés par les islamistes au pouvoir qui ont remis en vigueur le principe du butin sur lequel repose la logique de la prédation dont l’un des mécanismes essentiels est l’usage des ressources publiques à des fins privées. Leur intolérable laisser-faire avait d’ailleurs largement favorisé le développement de la corruption.

Les deux têtes de l’exécutif semblent déterminés à mener la lutte anti-corruption à son terme.  

Une transition démocratique sans garde-fous

La rédaction d’une nouvelle constitution, entretenue par toutes sortes d’interprétations, l’élection d’un parlement de députés qui vivent dans la dissonance et la dissidence, au lieu de farouches défenseurs de la vertu en politique, d’un président de la république qui s’est vite mué en roi alors qu’il devait veiller au respect de la constitution, constituent les piliers d’une transition démocratique brinquebalante sans garde-fous. Quant au chef de gouvernement, il a jusque-là été moins l’élu d’une majorité que celui du ménage présidentiel.

Le fonctionnement des institutions démocratiques repose sur la transparence et la responsabilité. Or, c’est sur l’absence de transparence et l’irresponsabilité politique des élus autant que celle des dirigeants que la corruption arrive à prospérer, révélant précisément la faillite des mécanismes démocratiques. La démocratie s’arrête là où la corruption commence. D’où la nature de la bataille à livrer contre ce qui présente des difficultés à la fois économiques, sociales que politiques.

Car un complexe de corruption s’articule, non seulement autour de certaines baronnies, mais se nourrit de la dégradation de la qualité de vie de la population, un environnement où la corruption est fortement présente dans presque tous les secteurs d’activités, où la proportion des acteurs corrompus dépasse de loin celle des acteurs non-corrompus et où l’éventualité de la sanction a perdu toute force dissuasive. Ce qui devrait pousser les chevaliers en blanc de penser autrement leurs stratégies de lutte et la pertinence des armes utilisées et ce d’autant plus que la volonté politique est circonscrite autour du seul Youssef Chahed.

L’idée de légiférer contre les délits de corruption, la création de structures spécialisées, comme le serait, par exemple, une Commission de moralisation de la vie publique, de lutte anti-corruption, ou le renforcement des contrôles dans un contexte où les agents publics ont appris à ne plus rendre compte de leur activité, dans des administrations peu transparentes, exigent plus de recrutements. Or, plus un pays est pauvre, plus les ressources allouées au fonctionnement de ces institutions sont limitées ou carrément indisponibles.

Par ailleurs, les réformes destinées à enrayer ce phénomène exigent, en plus de l’intolérance de la population à l’égard de la corruption, la mise en place de chaînes de contrôle et de répression qui ne manqueront pas de se heurter à l’opposition de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT).

Chafik Jarraya ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt.  

Sur un autre plan, l’ampleur du laisser-aller au sein des services publics ne laisse aucune chance aux grandes réformes concernant la corruption des agents. Le faible niveau des salaires, la cherté de vie, la paupérisation de la classe moyenne, la chute du pouvoir d’achat des fonctionnaires dans un environnement permissif, les tentations consuméristes, l’endettement des ménages, les contraintes macro-économiques qui rendent impossible une augmentation des salaires, conduisent au développement de pratiques de corruption perçues comme un légitime complément de salaire.

Enfin, le glissement progressif du dinar tunisien, non seulement aggravera la détérioration du pouvoir d’achat mais, plus inquiétant, fera prospérer davantage un secteur informel source de tous les maux.

En conséquence, l’opération d’assainissement de la vie économique, génératrice de scandales et aubaine pour les médias, ne répond pas à toutes les questions, notamment celle de l’avenir de ce pays. La vague d’interpellations de certaines personnalités, aussi salutaire et exemplaire soit-elle, n’arrêtera pas les petits larcins de tous les instants qui, cumulées, se comptent en milliards et portent atteinte à tout espoir de rationalisation de l’activité économique.

Tout en étant témoins et solidaires de l’engagement du chef de gouvernement à instaurer une bonne gouvernance, les arrestations effectuées jusque-là seraient de portée limitée si elles ne sont pas accompagnées par des mesures plus drastiques qui s’étendraient à tous les secteurs de la société. Autrement, il n’en restera rien sinon le doux souvenir d’une manœuvre habile destinée à distraire une opinion publique plus sensible aux événements spectaculaires qu’aux arguments.

 

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