En ce 25 juillet 1957, date de l’abolition de la monarchie et de la proclamation de la république, les Tunisiens se souviendront de la déchéance successive de Lamine Bey, Bourguiba et Ben Ali.
Par Khlil Mestiri *
Suite à la rencontre entre le nouveau président du conseil des ministres français Pierre Mendès France et le président du Néo-destour Habib Bourguiba au château de la Ferté d’Amilly, en juillet 1954, il a été convenu d’entamer le processus d’indépendance de la Tunisie.
Le 31 juillet, Pierre Mendès France arrive à Tunis et annonce au monarque tunisien Son Altesse Lamine Bey que «l’autonomie interne de la Tunisie est reconnue et proclamée sans arrière-pensée par le gouvernement français». Les négociations dureront plus de dix mois jusqu’à fin mai 1955.
La voie toute tracée de l’indépendance
Après le retour triomphal de Bourguiba à Tunis le 1er juin 1955, accueilli à sa descente du bateau au port de la Goulette par les trois fils de Lamine Bey et suite à la signature des conventions de l’autonomie interne de la Tunisie le 3 juin 1955 à Paris entre les deux parties contractantes composées du côté tunisien par le Premier ministre Tahar Ben Ammar, son chef de cabinet Taoufik Ben Cheikh, le négociateur en chef Mongi Slim, son chef de cabinet Ahmed Mestiri, et le délégué Fathi Zouhir, sans oublier le négociateur en chef de la délégation tunisienne aux pourparlers de Paris, Aziz Djellouli (qui a dû quitter les négociations une semaine auparavant en raison d’un différend sur le contenu des accords de l’autonomie interne tunisienne) et du côté français par le président du conseil des ministres Edgard Faure.
Bourguiba sur le chemin du pouvoir.
Plus tard, le 20 novembre 1955 à Poitiers, Pierre Mendès France déclarait: «Il nous fallait consolider la présence française sur de nouvelles bases, c’est ce que nous avons fait en Tunisie».
Le 29 décembre 1955, Lamine Bey scelle le décret portant la création d’une Assemblée nationale constituante afin de promulguer une Constitution en vue de proclamer par la suite une Monarchie Constitutionnelle-
Parlementaire et qui mettrait fin à la Monarchie absolue. Les élections ont été prévues pour le 8 avril 1956.
À l’occasion de la signature du décret beylical, Ahmed Mestiri, directeur du cabinet du ministre de l’Intérieur, déclare: «L’Assemblée constituante aura à définir le régime de Monarchie constitutionnelle qui doit être instauré dans ce pays».
Les événements se précipitent jusqu’au 20 mars 1956, date de la signature du protocole de l’indépendance tunisienne par le Premier ministre Tahar Ben Ammar et le ministre français des Affaires étrangères Christian Pineau.
Tahar Ben Ammar signe le traité de l’indépendance le 20 janvier 1956.
Dans la foulée, les élections ont lieu et, le 26 mars, les résultats des élections de l’Assemblée nationale constituante sont annoncés et les élus sont majoritairement Néo-destouriens. L’Assemblée tient sa première audience solennelle le 8 avril, Bourguiba, alors encore président du Néo-destour, est élu président de l’Assemblée par les députés et il est ensuite proposé le lendemain à la candidature du poste de Premier ministre, ce que Lamine Bey approuve en le nommant le 11 avril à la place de Ben Ammar.
La liquidation des « fellagas»
Pendant ce temps là, le nouveau Premier ministre Bourguiba, avec la complicité de son vice-Premier ministre Bahi Ladgham, avait conclu un accord secret avec le Haut commissaire de France, Roger Seydoux, afin de l’aider à se débarrasser des militants yousséfistes («fellagas») terrés dans les montagnes du sud tunisien. Le Haut commissaire Seydoux accepta la demande de Bourguiba et lui fournit le 8e régiment des tirailleurs tunisiens de l’armée française appuyés par l’artillerie ainsi que l’aviation de l’armée de l’occupation.
En conséquence, des soldats tunisiens sont utilisés pour pourchasser et fusiller des civils tunisiens totalement à l’insu du Bey Lamine. Ce n’est qu’après quelques temps que le Bey saura ce qui a été convenu entre Bourguiba et Seydoux. Le souverain protesta auprès du Haut commissaire et se fâcha contre Bourguiba. Cette affaire engendra une grave querelle entre les deux hommes au palais beylical de Carthage.
Entre-temps le massacre continue au sud du pays jusqu’au mois de mai 1956, faisant plus de 1500 victimes yousséfistes environ, abattus pour avoir suivi les consignes du leader nationaliste Salah Ben Youssef qui leur ordonna de ne pas déposer leurs armes et de refuser les conventions de l’autonomie interne et de l’indépendance.
Le 31 mai, un décret supprime tous les privilèges, exonérations et immunités dont disposent les membres de la famille beylicale. Malgré lui, le souverain a été contraint d’y apposer son sceau.
Le 21 juin, un décret modifie les armoiries du royaume et supprime toute allusion à la dynastie husseinite.
Le 13 août, le Premier ministre Bourguiba promulgue le Code du statut personnel élaboré par le ministre de la Justice Ahmed Mestiri et les deux cheikhs Zeitouniens, Mohamed Fadhel Ben Achour et Abdelaziz Djaït.
Les mois passaient et le Bey ne se doutait pas qu’il avait nommé un Premier ministre qui allait sonner le glas de 252 ans de Monarchie Husseinite.
Le 12 juillet 1957, soit quatre jours après la fête de l’Aïd El Kebir, Lamine Bey conversait avec ses deux gendres le docteur Hamadi Ben Salem et Hamadi Bahri dans l’un des salons du palais beylical. Rien n’annonçait encore le coup d’Etat qui se préparait pour le 25 juillet. Cependant, le Bey et ses gendres étaient soucieux. Après un long silence, il interroge le docteur Ben Salem sur ce qu’il pouvait appréhender. «Altesse, finit-il par répondre après un bref moment d’hésitation, ne voyez-vous pas que votre Premier ministre est en train de vous dépouiller graduellement de vos prérogatives. Il me semble que vous avez tout intérêt à prendre les devants, à proclamer devant l’Assemblée Constituante la fin de la Dynastie et à recommander du même coup un régime démocratique. Prenez cette initiative avant que la chose ne vous soit infligée». **
Tahar Ben Ammar, Lamine Bey et Habib Bourguiba, qui prendra bientôt toute la place.
Le dernier assaut contre la monarchie
Bourguiba comprit alors le danger d’une telle initiative si elle était suivie. Elle lui couperait l’herbe sous les pieds, le priverait de la gloire et décide alors d’agir vite. C’est donc le jeudi 25 juillet qu’il choisit pour donner l’assaut et réaliser son plan.
Le 25 juillet, se tenait alors la séance cruciale de l’Assemblée nationale constituante devant les quatre-vingt-douze députés, un grand nombre d’invités, notamment l’ambassadeur de France Georges Gorse, d’autres ambassadeurs accrédités à Tunis et de nombreux représentants de la presse nationale et étrangère.
De son palais, Lamine Bey suivra les débats de l’Assemblée retransmis en direct sur la radiodiffusion. Hypnotisé, le souverain demeurera impassible devant la démesure de l’événement.
La séance plénière durera du matin jusqu’à la fin de l’après-midi, une douzaine de députés ont pris la parole, tels que Ahmed Ben Salah, Rachid Driss, Ahmed Drira, Azouz Rebai, Chedly Ennaifar, Mohamed Kacem, Abdesslam Achour et d’autres… Tous, ont tenu presque le même discours, des calomnies et injures à l’encontre des souverains qui se sont succédé sur le trône husseïnite, allant même aux mensonges sur les chiffres des allocations et dépenses réservés à la famille régnante. Tous ont fait allusion directement ou indirectement au projet d’abolir la monarchie et à la nécessité d’instaurer une république libre, tous avec la même faiblesse tant morale qu’intellectuelle et sans doute tous désireux de plaire à un homme affamé de compliments et assoiffé d’éloges qu’était le futur président Bourguiba.
Tous sauf un seul député qui a tenu l’unique discours honnête et raisonnable. C’était Mohamed Badra, ancien ministre du souverain nationaliste Moncef Bey. Il annonce son intention de soumettre une motion à l’assemblée. En des termes émouvants, il retrace dans ses grandes lignes le court règne de Moncef Bey : «Quelques élus, en particulier M’hamed Chenik et Aziz Djellouli, m’ont prié de rappeler le rôle capital joué par l’héroïque souverain dans la lutte nationale», souligne-t-il.
En bon défenseur du Moncefisme et par respect à la vérité historique, Mohamed Badra prononce le nom de Moncef Bey avec déférence et considération. Il conclut: «Il nous faut nécessairement reconnaître les mérites de ce Bey exceptionnel avant de tourner la page de la monarchie et d’ouvrir celle de la république», sous les vifs applaudissements de tous les députés.
Bourguiba fait déposer Lamine Bey
Visiblement, Bourguiba est énervé, les applaudissements soulevés par l’attachement de Mohamed Badra au souverain martyr Moncef Bey ont dû l’agacer. Le Premier ministre décide alors de prendre la parole et de conclure avec son long discours final.
Tout de suite, un décret pris au nom du peuple, énonce que la monarchie est abolie, que la république est proclamée et que son premier président est Habib Bourguiba sous l’ovation de toute la salle de l’assemblée au palais beylical du Bardo.
Aussitôt que la séance est clôturée, une délégation dirigée par Ali Belhouane, vice-président de l’Assemblée et comprenant le ministre de l’Intérieur Taïeb Mehiri, le ministre de la Justice Ahmed Mestiri et le directeur de la Sûreté nationale Driss Guiga, se rend au palais beylical de Carthage pour remettre au souverain le nouveau décret et lui demander de quitter les lieux avec sa famille.
Le monarque déchu est privé de tous ses biens : argent, bijoux, vêtements, mobilier et même son palais de Carthage qui n’appartenait pas au domaine de l’Etat mais qui était un héritage de son père.
Lamine Bey est ensuite transféré avec sa famille vers une vieille demeure délabrée de la Manouba, son fils Chedly et son gendre le docteur Ben Salem seront emprisonnés durant quelques années, le souverain Lamine terminera sa vie locataire dans un vétuste appartement au quartier La Fayette de Tunis, jusqu’à sa mort en septembre 1962.
Le président Habib Bourguiba s’autoproclamera président à vie en 1974 jusqu’à ce qu’il fut à son tour renversé par son Premier ministre Zine El Abidine Ben Ali par le coup d’Etat de 1987.
L’histoire retiendra que le sort dont a écopé le président Bourguiba de la part de son successeur Ben Ali, a été le même qu’il avait infligé lui même au Bey Lamine trente ans auparavant.
Nulle nation et nul Etat ne se construisent par la vengeance et la haine, mais par la continuité et la complémentarité.
* Etudiant.
** Après avoir recueilli des témoignages sur la vie du gendre de Lamine Bey avant et après l’abolition de la monarchie et la proclamation de la république, il est indéniable de rétablir la vérité historique autour de ce valeureux et honorable monsieur qui a, jusqu’à sa mort, été loyal à son beau père, lui vouant un amour filial inconditionnel et qui a lui même été victime des sanctions portées contre la famille beylicale, enlevant ainsi à jamais le moindre doute sur un éventuel acte de traîtrise de sa part. Par cette vérité historique, je tiens à exprimer mon soutien aux enfants de Hamadi Bahri et de la princesse Kabboura et ma conviction que justice leur sera rendue.
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