La saison du pèlerinage prend fin dans le concert habituel de désinformation sur ce pilier de l’islam transformé en opération commerciale au nom de la foi.
Par Farhat Othman *
N’est-il pas temps de dire le vrai en une aussi sensible matière afin de cesser cette instrumentalisation de l’islam devenue caricaturale, sinon criminelle même chez certains, ayant fait d’une foi des Lumières une religion obscurantiste?
Un cinquième pilier mal compris
Le pèlerinage est ce cinquième pilier de l’islam qu’on comprend mal, car on en fait une obligation absolue quand elle est conditionnée par la capacité qui est l’aptitude à faire quelque chose, ce qu’on qualifie de compétence. Or, le verset 97 du rang (ma traduction pour sourate) آل عمران est bien clair : ولله على الناس حج البيت من استطاع إليه سبيلا
Rappelons que ce mot, étymologiquement, veut dire contenance, du latin classique capacitas et latin impérial capabilis signifiant : qui peut contenir. C’est exactement le sens en arabe du mot استطاعة («istitaâ») utilisé par le Coran, qui dérive de طوع («tawaâ») au sens d’obéir, avec la signification de capacité à se charger d’une mission, et aussi l’aptitude à supporter une charge, et donc sa contenance, ce qui se dit surtout pour les animaux, non les humains, comme dans cet exemple : الجمل مطيق لحمله («al-jamalou moutiqoun li-hamlihi»).
Un tel sens n’exclut donc point la liberté de se sentir incapable à supporter ou honorer une charge; c’est ce qu’on connaît parfaitement bien avec la prière dans ce qu’on appelle prière surérogatoire qui est non obligatoire صلاة التطوع أي النافلة («salat attatawô» c’est-à-dire «annafila»).
C’est ainsi qu’il importe de comprendre le cinquième pilier de l’islam qu’est le pèlerinage. Ce qui n’est nullement étonnant, puisqu’on a vu avec le jeûne, un pilier qui lui est supérieur, qu’il n’est pas absolu non plus, étant donné qu’on a la possibilité légale de ne pas jeûner moyennant compensation كفارة («kafara»)
Or, nos jurisconsultes ont non seulement fait du pèlerinage une obligation absolue, mais ils ont même insisté sur sa réitération. Une telle interprétation de l’islam était-elle correcte, juste motivée par la piété, une bonne lecture du Coran? Assurément pas.
Une pratique chrétienne islamisée
Rappelons, tout d’abord, ce qu’avait établi Ibn Khaldoun, à savoir que les savants en islam étaient pour la plupart issus d’une culture non arabe, ayant été des convertis موالي («mawali»); ce qui veut dire qu’ils avaient le mental et l’imaginaire travaillés par le judaïsme et le christianisme, qui avaient l’aura de l’ancienneté. C’est ce qui a eu cette influence connue en islam sous le nom générique de judaïcisme إسرائيليات («israiliyat»).
Cela n’aurait pas gêné s’il s’était limité à expliciter le sens des préceptes de l’islam, étant donné que cette religion entérine ce qui l’a précédé. Mais ce ne fut pas le cas, car on en est arrivé à altérer ce que l’islam a apporté de révolutionnaire dans nombre de domaines, aboutissant à le défigurer même, niant son humanisme intrinsèque.
Il en est allé de même avec le pèlerinage qui n’est pas une spécificité islamique. N’est-ce pas au nom d’une certaine vision du christianisme qu’on a déclenché les croisades, cette guerre sainte qu’on veut retrouver aujourd’hui en un islam qui ne la connaît pas?
S’agissant du pèlerinage islamique, on a introduit une technique bien connue dans le catholicisme : l’absolution, rémission des péchés accordée par les hommes de religion. Comme il n’y a pas d’église en islam ni de confessionnal, on a fait du hajj une technique détournée d’absolution.
Cela est venu s’ajouter à la tentative de réhabilitation de la pratique antéislamique du pèlerinage en tant que commerce florissant dont vivait La Mecque. Ainsi, aujourd’hui, c’est bien le cas pour le régime wahhabite qui contrôle à son unique bénéfice le hajj à travers des lieux saints qui ne doivent pourtant pas relever d’une autorité politique, surtout qu’il s’agit d’une hérésie, mais d’une autorité autonome représentant tous les musulmans et toutes les obédiences de l’islam dans sa riche variété.
Pèlerins tunisiens à La Mecque: le régime wahhabite saoudien contrôle à son unique bénéfice le hajj.
Pour une piété sincère
Le pèlerinage se fait aujourd’hui pour l’essentiel dans le cadre d’une organisation entre États en faisant une industrie bien huilée s’étendant sur plus de trois semaines, alors que le rite n’en demande pas tant.
On se demande alors si cela ne rentre pas dans une stratégie amenant le pèlerin à faire non pas un strict voyage de piété, mais aussi d’agrément sinon de commerce, afin de dépenser de l’argent pour et durant ce séjour anormalement long. Or, ce sont autant de rentrées financières importantes pour les autorités en charge de ce qui ne devait être qu’une pure piété.
On a d’ailleurs relevé cette année la cherté excessive des frais. D’un strict point de vue éthique, n’aurait-il pas fallu aux autorités conseiller aux pèlerins tunisiens d’investir leur argent dans des oeuvres à portée pieuses et de plus grande envergure dans leur pays sinistré, comme d’aider à construire des écoles et des dispensaires ou aider des familles nécessiteuses à vivre, éduquer leurs enfants ou encore créer des œuvres pieuses, ce genre de fondations dont vient de parler Rached Ghannouchi?
Disons-le tout de suite, d’un strict point de vue technique, le «waqf» — s’il n’est pas idéologiquement instrumentalisé — est une bonne modalité de participation à la revitalisation de l’économie nationale. Ce n’est rien d’autre, somme toute, que le système des fondations ou encore mieux ce qui était pratiqué du temps de l’antiquité grecque et qu’on appelait évergétisme. Il était en application dans les cités antiques de Grèce, démocratiques mais juridiquement inégalitaires, le droit garantissant les clivages de richesse et de genre entre citoyens et esclaves.
Dans ces cités ploutocratiques, on voyait les plus fortunés pratiquer l’évergétisme en faisant des dons à la cité pour gagner en prestige, étant ainsi davantage écoutés, consultés et considérés. La pratique de l’évergétisme par les plus riches était répandue dans les cités grecques jusqu’au 2e siècle avant J.-C. C’est ce que nous avons eu aussi à certaines périodes de l’histoire humaine, assurant le faste de certaines cités, y compris en terre arabe.
Pourquoi cela ne se ferait-il pas aussi de manière déclarée et officielle dans la nouvelle Tunisie en y formalisant un droit spécifique au nom de l’évergétisme ou «waqf», les riches notables, inévitables dans l’État même démocratique, faisant profiter la collectivité de leurs richesses en finançant légalement, selon des modalités contraignantes, les dépenses publiques et les manifestations sociales et culturelles? Ce serait un nouveau type d’État de droit à fonder, un État évergète.
Toutefois, cela ne peut et ne doit se faire comme on l’entend aujourd’hui, c’est-à-dire dans le cadre d’un retour dogmatique à la religion, mais plutôt en une forme de lecture renouvelée de l’islam tous azimuts, ne se limitant pas à des institutions consacrées et selon leur usage suranné, mais dans le sillage d’un dépoussiérage tel celui auquel nous appelons de nos voeux pour le pèlerinage.
Cela impose, de prime abord, de toiletter notre législation obsolète de ses lois scélérates, à commencer par ces matières sensibles tues dont on ne veut pas parler, comme l’inégalité successorale, le droit à l’alcool et au sexe. Il sera temps alors, mais en toute bonne foi, de passer au «waqf». Soyons donc éthiques en politique !
* Ancien diplomate et écrivain.
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