Pour le FMI, la Tunisie doit accélérer la cadence des réformes préalablement au déblocage de la nouvelle tranche d’un prêt de 2,9 milliards de dollars US.
Par Asef Ben Ammar, Ph.D.
Récemment (5 octobre 2017), la prestigieuse Université de Harvard a donné la parole à Christine Lagarde, la Pdg du Fonds monétaire international (FMI), pour faire le point sur la croissance de l’économie mondiale et baliser les contours de l’aide et de la coopération internationales requises pour renforcer le cycle de la croissance, pour l’ensemble des 198 pays membres du FMI.
Lors d’une conférence-débat, de 90mn, et tout sourire, la Pdg du FMI a arboré un exceptionnel optimisme pour la croissance mondiale. Maniant à merveille l’art de la diplomatie et le pragmatisme de l’économie, elle a balisé la conduite à tenir pour 2018, notamment par les pays fortement tributaires de l’aide du FMI.
C’est sérieux et c’est «scientifique»; le discours de Lagarde est encadré par des citations, paradigmes conceptuels et références théoriques; cautionnés par Harvard, la prestigieuse université américaine qui offre à ce discours le décorum de légitimation et les apparats d’excellence liés. Le discours et les messages véhiculés sont finement distillés pour convaincre, et pour bien préparer le terrain à la tenue de l’Assemblée générale des 189 pays membres du FMI (et Banque mondiale), prévue entre le 13 et le 15 octobre courant, à Washington.
Que retenir de ce discours, et quelles implications peut-on souligner dans le cadre des négociations très serrées entre la Tunisie et le FMI.
Les points forts du discours : bonnes et moins bonnes nouvelles!
Le FMI annonce à ses membres de nombreuses bonnes nouvelles, assorties de mesures à prendre pour promouvoir la croissance et faciliter la coopération internationale en matière de relance économique.
Croissance. Pour l’économie mondiale, le FMI prévoit une croissance économique supérieure à 3,5% pour 2018; un taux jamais atteint depuis la crise de 2007. Plusieurs économies européennes et asiatiques ont été citées comme les locomotives et les leaders de cette reprise économique, notamment par leur rôle catalyseur et propulseur du nouveau cycle économique. Citant ainsi dans ce club d’élite l’Allemagne, la Corée du Sud, l’Inde, la Chine, même les Pays-Bas, mais sans citer la France, ni l’Italie dans cette liste. En même temps, elle demande à ces pays-locomotives de faire plus pour investir et renforcer la tendance haussière de la croissance mondiale.
Précarité. Le FMI déplore aussi que cette croissance mondiale reste, somme toute fragile et inégalement répartie. Lagarde attire l’attention sur les difficultés économiques et politiques persistantes dans 47 pays qui peinent à se relever; et qui ont grandement besoin de l’aide du FMI et des pays riches qui bénéficient d’une forte reprise de leur croissance économique. Elle précise que l’indicateur mesurant le PIB par habitant est en net recul dans de nombreux pays vivant l’endettement et la précarité. Sans être citée nominativement, la Tunisie serait dans ce lot de pays dont l’économie est en berne et qui mérite d’être soutenue grandement par la communauté internationale.
Réforme. En excellente communicatrice, Lagarde a ponctué son discours de métaphores et de citations revenant à des célébrités internationales ayant marqué la pensée politique et économique. Elle a notamment utilisé une citation de Kennedy, un ex-président américain qui disait c’est «pendant les jours ensoleillés qu’on répare les toits abimés». Le tout pour indiquer que les fruits de la croissance doivent être réinvestis notamment pour implanter les réformes et renforcer l’innovation des politiques économiques. Mme Lagarde ne mâche pas ses mots et indique que pour les pays n’ayant pas de croissance suffisance, la conduite à tenir consiste en un triptyque de changements majeurs visant à i) réformer structurellement pour mieux faire, ii) compresser les déficits budgétaires et iii) mener une guerre sans merci au cycle infernal de l’endettement.
Taux d’intérêt. Le FMI prend note de la fin des «politiques monétaires accommodantes» et souligne l’augmentation progressive des taux directeurs des principales Banques centrales, des principaux pays constituant le FMI. Ces mêmes taux directeurs rentrent dans le calcul des intérêts liés aux services de la dette. Elle avertit que cela peut impacter les pays très endettés (à l’image de la Tunisie). Le tout est de nature à augmenter les taux d’intérêt de la dette (libellée en devises fortes) et à créer des risques d’inflation et de paupérisation sociale.
Imposition. Le discours de Lagarde est en faveur de l’augmentation des taux marginaux d’imposition pour les grandes fortunes, sans dépasser le 60% comme maximum tolérable. Lagarde avance que les politiques fiscales doivent retenir des systèmes d’imposition progressive basée sur la modulation à la marge (taux d’imposition marginale), et point sur l’imposition avec taux fixe mur-à-mur selon le palier de revenu; comme c’est le cas en Tunisie.
Le monétaire vs le fiscal. Lagarde ajoute que pour renforcer la croissance, les politiques monétaires ne suffissent plus à générer leurs impacts attendus, sans l’appui des politiques fiscales (budgétaires) assorties de mesures complémentaires et d’accompagnements. La semaine prochaine, le FMI va dévoiler son rapport annuel et dont certains des chapitres plaident que les politiques monétaires ne peuvent plus opérer seules, et elles doivent se conjuguer avec des politiques fiscales et budgétaires dans le cadre de portefeuille de mesures intégrées. La meilleure stratégie politique de relance économique est désormais, et toujours selon Mme Lagarde, constituée de portefeuilles d’interventions, combinant mesures fiscales et mesures monétaires.
Corruption. Lagarde n’y va pas par quatre chemins, elle pointe du doigt les freins à la croissance en citant notamment : la corruption, le blanchiment de l’«argent sale», les collusions, la bureaucratie, etc. Le discours incrimine particulièrement les gouvernements qui sont rongés par la corruption; un fléau qui prive ces pays d’au moins 2 points de % de croissance. Au passage, elle associe la corruption à des systèmes bureaucratiques marqués par des administrations pléthoriques, inefficaces et gangrenées par la collusion, l’opacité et les groupes d’influence politique.
Le gouvernement Chahed doit accélérer les réformes.
Quelles implications pour la Tunisie ?
Si l’ensemble de ces directives et balises (précédemment cités) s’appliquent dans leur esprit à la Tunisie, certaines directives s’appliquent particulièrement à ce que doit entreprendre le gouvernement de coalition présidé par Youssef Chahed.
Endettement. Avec une dette publique frôlant les 70% du PIB, la Tunisie est en première ligne des pays concernés par les recommandations du FMI. Lagarde recommande que pour les pays semblables à la Tunisie, les politiques macroéconomiques doivent viser la réduction des déficits budgétaires et la lutte au fardeau fiscal. Elle annonce que «contenir la dette publique constitue un impératif dans de nombreux pays, où les niveaux d’endettement ont fortement augmenté ces dernières années. Nous savons que les outils monétaires et fiscaux doivent être combinés. Nous avons besoin de toute la boîte à outils des politiques publiques axées sur les réformes structurelles». (Extrait du discours)
Femmes. Pour Lagarde, «donner du pouvoir aux femmes est une évidence économique. Si les femmes faisaient partie de la main-d’œuvre au même titre que les hommes, le PIB pourrait augmenter de 5% aux États-Unis, de 27% en Inde et de 34% en Égypte» (Extrait du discours). Il y a ici, une option porteuse pour la Tunisie, afin d’initier plus de programmes et de mesures ciblant particulièrement les femmes, notamment celles diplômées en chômage et celles vivant en milieu rural. Les femmes devraient être une cible prioritaire de la prochaine loi de finances pour 2018. Un vrai levier de croissance, à en croire la Pdg du FMI.
Politique monétaire. Pour le FMI «les banques centrales de tous les pays doivent communiquer clairement leurs plans et exécuter la normalisation de la politique monétaire de manière appropriée». Le message est particulièrement adressé aux pays endettés et dopés par les aides internationales, le tout pour éviter les crises financières et budgétaires, surtout quand les gouvernements nationaux n’ont pas les compétences techniques requises dans leurs ministères, ou le pouvoir politique les habilitant à bien gouverner leur économie. Le FMI rappelle à l’ordre des pays comme la Tunisie, pour qui la politique monétaire est plus efficace lorsqu’elle est complétée par une politique fiscale rigoureuse et courageuse.
Démocratie. Lors du débat, un jeune étudiant de l’Université Harvard a interpelé la Pdg du FMI en posant la question qui brûle toutes les lèvres: «Relativement aux pays en difficulté économique et à qui le FMI impose des politiques et des dictats concoctés dans ses bureaux à Washington, peut-on parler de démocratie, notamment quand les gouvernements nationaux ne peuvent plus appliquer les politiques pour lesquels ils sont élus?».
À la question, Mme Lagarde a répondu, non sans gêne, en prenant l’exemple de l’Égypte, et a argumenté que le programme proposé par le FMI à l’Égypte (flexibilité de la Livre, abolition du soutien au prix de l’essence, etc.) a été mûrement réfléchi et ajusté avant d’être adopté volontairement par le gouvernement égyptien. Selon Mme Lagarde, l’Égypte a adopté les programmes du FMI, «sans problème» !
Dans la réponse à cette question, le film du discours de Lagarde montrait le malaise et l’inconfort criant des universitaires présents dans l’enceinte de l’Université Harvard. Le silence en disait long sur l’inconfort du FMI quand il est question de conjuguer démocratie et économie, notamment dans les sociétés en difficulté économique et avec d’importantes ambitions et tensions politiques.
Représentants la Tunisie pour l’Assemblée générale des pays membres du FMI et de la Banque mondiale, prévue pour le 13 octobre, Chedly Ayari, Gouverneur de la Banque centrale de la Tunisie (représentant des politiques monétaires), le ministre des Finances Ridha Chalghoum (représentant des politiques fiscales et budgétaires), et Zied Ladhari, ministre du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale, savent que la Tunisie a besoin de nombreuses réformes et le FMI leur a balisé le chemin à suivre.
Cela dit, les négociations prévues entre le FMI et les représentants de la Tunisie, à la marge des activités de l’Assemblée générale du Fonds, risquent de déboucher sur de nouvelles sollicitations et pressions visant à accélérer la cadence des réformes préalablement au déblocage de la nouvelle tranche d’un prêt de 2,9 milliards de dollars US.
* Analyste en économie politique.
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