Le processus enclenché, en 2015, par le projet de loi de réconciliation économique s’est achevé par le paraphe, par le président de la République, de la loi sur la réconciliation administrative.
Par Noura Borsali *
Cet acte présidentiel, le 24 octobre 2017, marque l’entrée en vigueur de la loi et son exécution comme loi d’Etat «applicable et obligatoire pour tous les pouvoirs».
Le processus en boucle suivi par son adoption, deux ans plus tard, a abouti au retour du projet de loi, au départ initiative de la présidence de la République, à la même autorité de Carthage. Ainsi le chef de l’Etat s’est-il imposé en tant que juge et partie dans cette ultime étape dudit processus.
Deux années de manoeuvres et de controverses
Il serait utile de rappeler, à ce propos, qu’à l’occasion du 20 mars 2015, le président de la République a proposé, pour la première fois, cette loi présentée, sans que l’effet n’en soit démontré, comme devant «améliorer le climat de l’investissement» et «augmenter la restitution, par les chefs d’entreprises corrompus, de sommes d’argent qui servirait à des projets de développement du pays».
Ce projet initial concernait la réconciliation dans le domaine économique et financier, un moyen, dit-on, de «concilier entre les impératifs de la justice transitionnelle et la nécessité de débloquer un dossier épineux qui a longtemps accablé les fonctionnaires et entravé l’élan économique». Sa philosophie serait, selon le ministre directeur du cabinet présidentiel Selim Azzabi, conforme aux normes internationales relatives à la justice transitionnelle.
Ce projet de loi fut l’objet de controverses depuis deux longues années et décrié par des partis politiques, la centrale syndicale et des Ong de défense de droits humains nationales et internationales. Une coalition de ces organisations a été constituée tout comme un large mouvement de jeunes baptisé ‘‘Manich Msemah’’ (Je ne pardonne pas) et une campagne déclenchée pour dénoncer le projet et exiger son abandon.
Les griefs présentés par le mouvement de contestation sont nombreux et se résument notamment dans l’inconstitutionnalité du projet violant dix articles de la Constitution, sa non-conformité aux principes de la justice transitionnelle et les irrégularités relevées dans le processus législatif l’ayant accompagné dans sa dernière étape, etc.
Face à cette vague de contestation et à une avalanche de communiqués et de mouvements de rue, le projet fut retiré provisoirement en attendant des jours meilleurs. Mais, sa réapparition, un an après, ne tarda pas. Dans sa nouvelle version, ce projet de loi est appelé désormais «loi de la réconciliation administrative» qui, selon le plaidoyer de la présidence, concernerait 1.500 employés du gouvernement ou fonctionnaires publics soupçonnés de «corruption financière» et de «détournement de fonds publics».
Selon un communiqué du Palais de Carthage, «la loi vise à créer une atmosphère propice à la libéralisation de l’esprit d’initiative dans l’administration, à la promotion de l’économie nationale et au renforcement de la confiance dans les institutions de l’Etat».
Levée de boucliers de nouveau. Des débats houleux et une opposition active occupèrent la scène médiatique et publique. Mais l’astuce de la présidence consista à soutenir que le projet initié par le président et remis à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) restait ouvert à la discussion dans la commission de la législation générale, comme en séance plénière.
Pour la magistrature suprême, ce fut une manière de prouver, que dans sa mouture définitive, le texte n’était plus l’initiative de la présidence. Le projet fut, en effet, remanié par la commission de la législation générale de l’ARP et réduit à deux catégories d’amnistie et un mécanisme de réconciliation.
La version finale n’a retenu que la catégorie des fonctionnaires ou assimilés poursuivis pour des actes de malversation financière et atteinte aux finances publiques, et ce, à l’exclusion de la corruption et de détournement de fonds publics. Si des poursuites judiciaires ont été engagées et des jugements sont en cours, les poursuites seront suspendues et les peines prononcées prescrites.
Ce projet devient alors l’initiative de ladite commission de la législation générale, comme n’a cessé de le répéter le chef de l’Etat. Mais voilà qu’une infraction de la Constitution est signalée par les détracteurs du projet. L’article 62 du texte constitutionnel n’autorise, en effet, qu’à trois parties l’initiative législative: la présidence de la république, la présidence du gouvernement ou au moins 10 députés. En émettant «des amendements touchant à la philosophie générale de la loi et à sa structure», ladite commission a transgressé l’article cité précédemment.
Par ailleurs, a été relevée une atteinte à l’article 65 de la Constitution qui stipule que «l’amnistie générale, comme c’est le cas pour la loi de réconciliation, relève du domaine des lois ordinaires». Or, la loi de réconciliation n° 49-2015, relative à la réconciliation dans le domaine administratif, est une loi organique.
Le mouvement de jeunes baptisé ‘‘Manich Msemah’’ (Je ne pardonne pas)
Dix recours contre la loi
Après l’adoption par l’ARP, à une faible majorité (117 voix sur un total de 217), du projet de loi sur la réconciliation administrative dans la session houleuse du 13 septembre dernier, qui restera incontestablement dans les annales de l’assemblée, le groupe du Front populaire ainsi que celui du Courant démocratique et de députés indépendants ont déposé, à la mi-septembre, auprès de l’Instance provisoire de contrôle de constitutionnalité des projets de lois (IPCCL), une requête pour inconstitutionnalité de la loi adoptée, signée par 33 députés.
La requête a concerné dix recours relatifs aux procédures législatives et à la violation d’articles de la Constitution et bénéficié d’un soutien de mouvements de protestation qui se sont exprimés sur les réseaux sociaux, et ont investi la rue à Tunis et dans bien de régions du pays. Pour différentes composantes de la société civile comme les ONGs Al Bawsala et I Watch, la loi favorise «l’impunité et l’inégalité devant la loi entre les citoyens».
Le recours à l’IPCCL était un test pour mesurer le degré d’indépendance et d’efficacité de nos institutions indépendantes. Mais, la déception fut grande. L’Instance, pour n’avoir pas pu trancher (3 voix pour et 3 voix contre), a renvoyé au président de la République ladite loi, conformément, dit-on, à un paragraphe de l’article 23 de la loi organique 2014-14 du 18 avril 2014 la régissant et signée par le président Mohamed Moncef Marzouki.
Ce paragraphe dispose qu’«en cas d’expiration du délai prescrit à l’article 21 sans que l’instance ne rende sa décision, elle (l’Instance) est tenue de transmettre immédiatement le projet au président de la République».
Toutefois, l’Instance, selon sa décision no 8-2017 de refus de juger, s’est appuyée sur le fait qu’elle n’a pas réussi à obtenir la majorité absolue.
Selon un universitaire juriste, «l’hypothèse d’un renvoi au président de la République du projet de la loi organique, au motif que ‘‘l’Instance n’a pas obtenu la majorité absolue’’, n’est prévue nulle part. L’article 23 de la loi de l’Instance ne prévoit que quatre hypothèses de renvoi qui sont: ‘‘en cas de décision de constitutionnalité du projet de loi; en cas de décision d’inconstitutionnalité de tout le projet de loi; en cas de décision d’annulation pour inconstitutionnalité d’une ou plusieurs dispositions détachables du projet de loi; en cas d’expiration du délai (17 jours) sans que l’Instance n’ait statué’’». (Leaders).
Faut-il alors invoquer le caractère équivoque de cet article et donc considérer ce cas précis comme une question d’interprétation juridique? Qu’en penseraient nos juristes?
Le président juge et partie
Deux choix se sont alors présentés au chef de l’Etat conformément aux textes de loi : soit le parapher, soit le soumettre à l’ARP pour une seconde lecture. Vu le processus d’adoption de cette loi que certains dans l’opposition ont qualifié, à tort ou à raison, de «coup de force», il aurait été surprenant que le chef de la magistrature suprême opte pour la deuxième alternative.
Le président, en tranchant en faveur du paraphe de la loi, a prouvé que, dans notre système juridique, existent des failles qui pourraient ouvrir la voix à une confusion des pouvoirs et donc à une sorte d’autoritarisme.
Deux hics ont été enregistrés à la suite de cette opération : le statut du président comme juge et partie, ce qui porte atteinte à la séparation des pouvoirs, condition sine qua non de l’édification d’un Etat de droit. Et le second hic, c’est le chef de l’Etat qui s’impose, en définitive, comme le vrai législateur, ce que lui permet, certes, l’article 81 de la Constitution qui dispose que «le président de la République promulgue les lois et ordonne leur publication dans le Journal officiel de la République tunisienne». Sauf que, répétons-le, le cas présent ne figure pas dans les cas prévus par la loi cités plus haut.
L’opposition à l’Assemblée n’a pas réussi à empêcher l’adoption de la loi.
L’Instance en question
Cet échec de l’Instance dont, selon l’article 21 de la loi la régissant, «les décisions sont proclamées au nom du peuple et publiées au journal officiel de la république tunisienne et obligent tous les pouvoirs», est vu – à tort ou à raison – comme une manoeuvre pour que le projet soit transmis à la magistrature suprême et pour garantir, par là même, son adoption définitive.
Rappelons que des composantes de la société civile dont l’Association tunisienne des jeunes avocats avaient exprimé, après le dépôt de la requête, leur crainte face à une éventuelle pression politique exercée sur certains des six membres de l’Instance. Face à l’incapacité de cette dernière à statuer sur le projet en le renvoyant à Carthage, Ghazi Chaouachi, député de l’opposition à l’ARP et fervent opposant au projet, a appelé à la dissolution de l’IPCCL qui «a commis», selon lui, «un déni de justice» et exhorté l’ARP à mettre en place la Cour constitutionnelle dont le projet traîne, sous l’hémicycle, depuis plusieurs mois. Cette institution constitutionnelle est la seule habilitée à contrôler la constitutionnalité des projets de lois.
Pour comprendre ce report de la mise en place de ladite Cour, et face à la volonté présidentielle de réviser la Constitution, certains invoquent l’article 144 de la Constitution qui dispose que «toute initiative de révision de la Constitution est soumise, par le Président de l’Assemblée des représentants du peuple, à la Cour constitutionnelle, pour dire que la révision ne concerne pas ce qui, d’après les termes de la présente Constitution, ne peut faire l’objet de révision». Serait-ce cette raison-là qui bloque le processus de la mise en place de la Cour constitutionnelle ? Seul l’avenir nous le dira.
Les entorses à la Constitution et à la justice transitionnelle
Pour le moment, selon Ghazi Chaouachi, la naissance de la Cour constitutionnelle ne peut qu’aider à «continuer le combat pour contrecarrer la constitutionnalité de cette loi». Faute de pouvoir citer tous les recours, nous en retiendrons quelques-uns, notamment ceux en rapport avec la violation de bien de dispositions de la Constitution.
Les requérants ont relevé le non respect du préambule de la Constitution qui cite que la lutte contre la corruption est un des objectifs de la révolution, ou encore l’atteinte à l’article 15 de la Constitution qui énonce que «l’administration publique est au service du citoyen et de l’intérêt général. Son organisation et son fonctionnement sont soumis aux principes de neutralité, d’égalité et de continuité du service public, conformément aux règles de transparence, d’intégrité, d’efficacité et de redevabilité». Aussi, écrit-on, «ladite loi perpétue les anciennes pratiques illégales qui ont gangrené l’administration tunisienne et sape sa réforme vers plus de transparence et d’intégrité».
Un des recours a également porté sur la non conformité de la loi aux principes de la justice transitionnelle tels qu’énoncés dans le paragraphe 9 de l’article 148 de la Constitution qui dispose que «l’État s’engage à mettre en application le système de la justice transitionnelle dans tous ses domaines et dans les délais prescrits par la législation qui s’y rapporte. Dans ce contexte, l’évocation de la non-rétroactivité des lois, de l’existence d’une amnistie ou d’une grâce antérieure, de l’autorité de la chose jugée ou de la prescription du délit ou de la peine, n’est pas recevable.»
Ce système de la justice transitionnelle se doit de rechercher la vérité, d’identifier les responsables et responsabilités, de réaliser la justice, d’indemniser les victimes, de réformer les institutions. L’application de ces principes devrait aboutir à l’idée de la non-répétition, dans l’avenir, des infractions et crimes commis. L’étape ultime de ce processus étant, bien entendu, la réconciliation nationale.
Or, le projet adopté se garde de dévoiler et de décortiquer «les mécanismes de fonctionnement» de la corruption et demeure opaque sur les identités des personnes responsables de ces actes de malversation. De ce fait, ce projet est loin de respecter certains articles des conventions internationales sur ce sujet, pourtant ratifiées par la Tunisie. David Tolbert, président du Centre international pour la justice transitionnelle (ICTJ) pour lequel «cette loi ouvre la voie à la corruption plutôt que de la combattre», a considéré, dans un communiqué rendu public le 14 septembre 2017, que «la nouvelle loi n’a rien à voir avec la réconciliation» et estimé qu’elle favorise l’impunité et offre une amnistie aux responsables de l’État ayant servi sous l’ancien régime. Et de renchérir : «Soyons clairs, la nouvelle loi n’a rien à voir avec la réconciliation (…). Ce projet de loi trahit tous les Tunisiens qui se sont levés pendant la révolution de la dignité et de la démocratie».
En guise de conclusion, la promulgation de cette loi comme décrite ici risque de diviser le pays. Elle enfreint bien de principes fondateurs d’un État de droit qui ne peut s’édifier que grâce à une bonne gouvernance, à une transparence au-dessus de tout soupçon, à l’indépendance et au bon fonctionnement démocratique de nos institutions constitutionnelles, grand acquis du 14 janvier 2011, à une lutte sans concession contre la corruption et toutes sortes de malversation qui gangrènent le pays depuis des décennies… Une «démocratie» fondée exclusivement sur une majorité artificielle et préoccupée par le seul pouvoir ne peut déboucher que sur une «démocrature».
Qu’il est long le chemin à parcourir contre toutes les formes d’abus commis au nom d’une «démocratie» qui tire, vers le crépuscule, nos temps difficiles et pleins de suspicion !
* Universitaire et écrivaine.
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