Avec la collusion entre politique et affairisme, qui a prospéré au cours des six dernières années en Tunisie, la corruption continuera de servir d’instrument efficace de gouvernance.
Par Yassine Essid
Du temps de la présidence de Bourguiba, le secrétaire d’Etat à l’Information de l’époque, s’entretenant avec des journalistes qui le pressaient de questions sur la persistance du monopartisme et le manque de participation populaire en Tunisie, avait répondu, sans sourciller, que les Etats-Unis, qui comptent près de 250 millions d’habitants, n’ont pourtant que deux partis politiques : les Démocrates et les Républicains. Alors, dit-il, pour une minuscule nation comme la nôtre, disposer d’un seul parti ce n’est déjà pas si mal !
Aussitôt le pluralisme démocratique proclamé, une question n’a pas cessé de tarauder l’opinion éclairée, si tant est qu’elle existe. La culture politique des Tunisiens est-elle vraiment à la hauteur des exigences de ce type de régime?
Sept années plus tard, et au regard des résultats constatés, la réponse s’impose naturellement : nous vivons une démocratie de très faible qualité, qui suscite mille raisons d’être pessimiste quant à son devenir et d’où part le «désenchantement» démocratique.
Dès lors, on peut s’interroger sur l’articulation entre culture politique, rôle des institutions démocratiques et pratique de la citoyenneté.
Ruées féroces vers le pouvoir
Contrairement aux démocraties occidentales, il n’y a jamais eu chez nous ni électeur, ni élu. La quête aux voix ne répondait à aucune exigence de vérité. Il n’existait aucun dialogue formel ou informel qui se noue habituellement entre celui qui se présente aux élections et celui qui participe au vote. La distance entre les quelques individus et les populations est immense et ne s’exprime qu’à travers les médias et les réseaux sociaux, là où les formules sont figées, les slogans vides, les jeux de mots ineptes.
Au lendemain du départ de Ben Ali, la Tunisie s’est enflée jusqu’à la pléthore d’un nombre incalculable de partis dont la rentabilité politique demeurait manifestement bien incertaine et qui ne protégeaient guère la démocratie. Bien au contraire.
Certes, il y a bien eu un bouleversement de société, mais uniquement sous la forme de ruées féroces vers le pouvoir quel qu’il soit et vers le profit d’où qu’il vienne. On a même fini par admettre que ce régime Nidaa-Ennahdha a cessé de représenter une valeur ajoutée et un progrès par rapport à l’ancien. Il en est même une remarquable régression.
L’ouverture du champ politique à toutes sortes de formations a favorisé l’insertion subreptice de nombreux entremetteurs qui, grâce à leur fortune, à leur bagou éloquent, ou les deux, s’interposèrent entre les partis et le citoyen dans le but de prélever une marge dans la distribution du pouvoir.
Il y avait en effet, dans la situation chaotique que traversait la Tunisie, un terreau de développement favorable à leurs investissements. Autant d’options sur des dividendes futurs. Les soutiens financiers, occultes ou visibles, provenant aussi bien de l’étranger que de riches entrepreneurs et hommes dits «d’affaires» locaux, s’inscrivaient dans la banalité la plus quotidienne et leur implication organisée dans la sphère politique était devenue une impitoyable lutte où tous les coups sont permis pour se tailler une part de marché.
Rappelons pour l’histoire, que le phénomène de corruption et de clientélisme n’est pas fondamentalement nouveau. Il sévissait considérablement avant l’effondrement du RCD, l’ancien parti de la dictature, même si la censure sévère qui régnait alors ne permettait pas d’en discerner facilement les contours.
La corruption dans les plus hautes sphères du pouvoir
Des structures occultes transformaient la gouvernance en un agrégat de chefs locaux intéressés par les affaires plus que par la politique.
De plus, le système administratif, tatillon et procédurier, la collusion entre des responsables politiques, qui disposaient d’un pouvoir décisionnel, et un milieu de cupides hommes d’affaires, généraient d’immenses profits qui, à leur tour, développèrent la corruption jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir.
Dans toute situation de rigidité, les malversations au sein des institutions de l’Etat deviennent des éléments susceptibles de donner un minimum de souplesse quitte à connaître ensuite une ampleur inégalée.
Comme elle touchait l’ensemble de la classe politique et l’entourage du chef de l’Etat, la corruption avait finit presque par être une méthode normale de gestion des affaires publiques. Dans les dernières années du régime de Ben Ali, le pays était mis en coupe réglée par des groupes qui se répartissaient entre elles territoires et secteurs d’activité au point qu’il était devenu courant de parler de «mafias» pour désigner certains clans politiques ou proches du pouvoir.
En s’engageant dans la lutte démocratique en 2011, on s’est aperçu que la vie politique avait un coût. Le mythe de l’intérêt général céda dès lors la place aux modes de financement des campagnes électorales et la survie des partis. Les règles pratiques, qui gouvernent habituellement la vie politique, s’avérèrent bien éloignées de celles qui encadrent la vie sociale ordinaire.
Les spécialistes improvisés en marketing politique s’étaient aussitôt livrés, au nom de leurs commanditaires, à une concurrence acharnée, encaissant les contributions d’où qu’elles viennent, en sous-main ou d’une manière apparente.
Pour tous ceux qui cherchaient à vivre de la politique plutôt que pour la politique, l’intégration des riches contributeurs dans l’économie de l’espace démocratique reposait sur une convergence d’intérêts : elle offre une opportunité d’expansion aux donateurs, tout en accentuant la dépendance des candidats à leur égard.
Mais dans un espace qui leur était fermé il y a peu, un tel mécanisme servait la stratégie d’une entrée possible de nouveaux partis, encore inconnus, au sein des réseaux de pouvoir en voie de constitution.
De plus, les postes en connexion avec les échanges occultes s’étaient multipliés. Des structures discrètes se sont constituées à l’intérieur des partis, avec pour mission la collecte et à la gestion de l’argent provenant de fonds illicites.
Ainsi, des hommes politiques «d’affaires» avaient pour fonction la médiation entre les différents acteurs d’échanges occultes.
L’argent influence l’administration de l’Etat
Dans ces hiérarchies parallèles, certaines personnes, hommes ou femmes, qui n’étaient soumis ni à l’investiture démocratique ni aux contrôles administratifs, ont acquis une importance telle qu’ils finirent par défier le gouvernement. D’autres, se contentèrent de postes de godillots, faisant preuve d’obéissance aveugle. Enfin, des personnalités, qui ne comptaient ni passé politique, ni reconnaissance, ni prestige, mais qui appartenaient au marché, se voyaient attribuer un ministère en contrepartie d’une substantielle contribution financière. Et les exemples ne manquent pas.
Par définition, la corruption politique est l’un des moyens par lesquels l’argent influence l’administration de l’Etat. Surtout en l’absence de cadre législatif sur l’intégrité des candidats, le financement des campagnes, la limitation des dépenses électorales, la transparence des comptes des partis, et l’octroi des dons faits par les entreprises ou par les individus. Par conséquent, tout le monde en profita selon une mécanique devenue parfaitement rodée depuis la campagne pour la Constituante.
La corruption est-elle favorisée par des partis forts ou des partis faibles? La force et la faiblesse sont différemment évaluée, mais logiquement, plus faibles et moins connus ils sont, plus importantes sont les probabilités de leur corruption.
Ainsi en est-il des partis sans aucune assise historique, populaire ou idéologique, qui ne pouvaient pas émerger et encore moins entreprendre le moindre rassemblement sans l’appui de généreux donateurs, selon des contrats tacites qui remplissaient toutes les conditions d’un accord gagnant-gagnant. Ce fut le cas, notoire, du défunt Parti démocratique progressiste (PDP) d’Ahmed Nejib Chebbi. Son meeting de grande ampleur, organisé à Sfax en 2011, a été supervisé et financé par un bienfaiteur, alors peu connu du grand public, Chafik Jarraya, pour ne pas le nommer, et qui, de respectable «lobbyiste» est devenu subitement un infréquentable corrupteur.
Nidaa Tounes, aujourd’hui au pouvoir, qui n’arrête pas de faire miroiter au peuple un avenir meilleur avec des projets décousus, n’est pas une création ex nihilo. Il lui fallait aussi recourir d’une façon ou d’une autre à des échanges occultes, licites ou illicites, qui le firent passer en un rien de temps d’un mouvement d’intégration individuelle en un parti de masses. Il a bien fallu pour cela des Karoui, Jarraya, Elloumi, Sellami et autres grands pourvoyeurs, chacun selon ses moyens, chacun selon ses besoins, pour le transformer en une machine suffisamment forte et bien organisée pour vaincre.
Alors que par définition les partis politiques n’existent que pour la réalisation de programmes politiques, les partis tunisiens n’en ont pas. Leur personnel n’existe que pour faciliter l’extraction de rentes parasitaires. Les pratiques de corruption finissent alors par devenir contreproductives, car cela réduit leur capacité de mobiliser des ressources idéologiques et élaborer des programmes de longue durée afin d’obtenir le soutien d’un électorat fidèle. En réduisant leur activité à une organisation des échanges corrompus, ils privilégient les décisions les plus productives en termes de ressources illégales plutôt que celles qui peuvent recevoir le plus de soutien de la part de l’électorat.
Ennahdha renouvelle le système de clientélisme politique
Dans le domaine de la confusion des genres, le mouvement Ennahdha a considérablement innové. Au-delà du pillage systématique pendant trois années des caisses de l’Etat, entre 2012 et 2014, il a surtout consolidé son pouvoir en renforçant un système de délégation de pouvoir par des détours insidieux. Il a ainsi noyauté par des milliers de fidèles l’administration, les institutions de l’Etat, les entreprises publiques, les banques, les médias, etc. Un mécanisme de contrôle politique et de clientélisme de la gestion des affaires publiques que les islamistes sauront mettre à profit le moment venu.
L’Union patriotique libre (UPL), en revanche, reste un exemple fabuleux de réussite personnelle. Celle d’un homme d’affaires peu commun, Slim Riahi pour ne pas le nommer, parti à la conquête du pouvoir et dont on ignore l’origine de sa fortune. Aujourd’hui, il a peut-être maille à partir avec la justice, interdit de voyage, mais ce ne sont là que des petits inconvénients nullement rédhibitoires dans la gabegie ambiante. Il est toujours le président d’un parti représenté à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), interlocuteur politique d’appoint, et membre de partis cartels qui ont intérêt à ce que le système continue de tourner pour leur plus grand profit en leur assurant une parfaite impunité dans des affaires désormais classées.
Ce que l’on désigne aujourd’hui, depuis la campagne anti-corruption, lancée en mai 2017 par le gouvernement, par le terme de mafia, aux revenus diversifiés – contrebande, contrefaçon, pots-de-vin, étalage sauvages de toutes sortes de biens de consommation provoquées par les insuffisances de contrôle et le laisser-aller de l’administration, qui ponctionnent une part importante de la richesse produite et portent atteinte à la probité publique – traduit en fait l’idée qu’il est devenu impossible pour quiconque d’entreprendre dans ce pays sans se frotter à un moment ou à un autre aux politiciens. De même qu’il est devenu difficile aux politiques de résister à la tentation de s’adjoindre le soutien des riches.
Les conséquences politiques et sociales de cette situation sont inquiétantes, surtout dans un contexte qui exige des réformes économiques douloureuses. En effet, la libéralisation de l’économie associée à une paupérisation croissante et une dégradation des valeurs éthiques et morales, ne manqueront de faire naître un relatif consensus dans la population grâce à un vaste réseau de complicités où les relations avec le monde politique joueront un rôle majeur.
La corruption continuera alors de servir d’instrument efficace de gouvernance. Or, cette réalité négative ne peut qu’entraver d’autant la poursuite des réformes et même, sous certaines conditions, les remettre en question.
Lazhar Akremi : Chafik Jarraya a recruté la direction actuelle de Nidaa
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