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Béji Caïd Essebsi : L’homme de l’année… 2014

Les Tunisiens qui avaient élu Béji Caïd Essebsi ne font même plus attention à la crédibilité de ce qu’il fait ni à l’apparence de ce qu’il est : un homme d’Etat… modèle très réduit.

Par Yassine Essid

Pour conserver sa ceinture, un boxeur ne doit pas se complaire dans les souvenir du K.O qui lui a donné une victoire sans appel. Il doit garder en permanence la même rage de vaincre qui lui permet de franchir un palier et magnifier sa boxe. Mais, la plupart du temps, grisé par la victoire, il se moque des règles, quitte le milieu du ring, oublie vite de maintenir la distance qui l’empêchera de prendre des coups, ne sait plus cogner, s’englue dans une boxe sans imagination et se retrouve dans les coins pour encaisser raclée sur raclée. Il a simplement oublié que son adversaire peut cogner aussi fort et précis. En fait, il était surtout son propre challenger. Incapable de mettre un terme au combat, il vacille, s’écroule et réalise qu’il vient d’être battu.

Quand le héros sort par la petite porte

Parce que ses combats ne correspondent plus à leurs attentes, ses supporters, qui avaient hurlé de bonheur pour sa victoire passée, ne le regardent plus de la même façon, se rendent de plus en plus compte qu’il n’est plus capable de reproduire cette perfection. Alors ils se détournent aussitôt de leur champion et ne font déjà plus attention à sa sortie par la petite porte.

Que retiendra l’histoire de Béji Caïd Essebsi une fois descendu ring? Un chantre de la modernité? Un rénovateur du corpus idéologique de Nidaa Tounes? Un mobilisateur infatigable des militants de son parti? Un rassembleur des courants anti-islamistes? Un grand stratège aux doctrines claires? Un rénovateur des méthodes d’administration de l’Etat?

Rien de tout cela. Son bilan se réduit à des débris épars, rebelles à tout agencement. L’histoire d’un héros abîmé par un passé qui se dérobe à ses contemporains et, par suite, à la postérité.

Et si on reprenait l’histoire par le début? Une soi-disant révolution contre l’injustice et la corruption qui se transforme aussitôt en un chaos indescriptible. Un président ministre par intérim, serviteur fidèle et sans reproche des anciens régimes, qui s’est retrouvé au bon endroit, au bon moment (Foued Mebazaa, Ndlr), tire du placard des vieilleries destouriennes, une connaissance que rien ne destinait la charge si tardive de chef de gouvernement de transition. Il lui confie sans hésiter la mission de redonner confiance à une population inquiète, qui se faisait une toute autre idée des lendemains de la chute d’une dictature.

L’arrivée inattendue de Béji Caïd Essebsi est accueillie favorablement par tous ceux qui aspiraient au retour à la normalité : un Etat qui leur assure la sécurité et la stabilité, et qui permet le retour de la population au travail et la reprise de l’activité économique.
Produit inaltéré de l’esprit tribun de Bourguiba, son discours d’investiture fut rassurant, improvisé, direct, s’adressant à toutes les sensibilités, exprimé en un arabe accessible, émaillé de versets coraniques, ponctué d’anecdotes, invoquant la nécessité de dépasser la crise, en rappelant surtout l’obligation urgente de restaurer l’autorité de l’Etat.

L’ancien ministre de Bourguiba accompli dignement sa mission, non sans manifester un zèle désordonné qui lui vaudra de frappants effets, jusqu’à la formation d’un nouveau gouvernement issu des premières élections démocratiques en Tunisie qui permirent aux 217 membres élus de rédiger et adopter une nouvelle Constitution.

Usages de parti unique pour une démocratie

Au terme de l’élection, Ennahdha, première force politique, obtient la majorité relative des sièges. Pour ne pas paraître hégémoniques, les islamistes formèrent un attelage à une Troïka qui, non seulement gouverna mal, aggrava les difficultés, économiques et la sécurité du pays, mais procéda au pillage systématique des ressources du pays. Elle finit même par appliquer les usages du parti unique à la démocratie.

La mission de son gouvernement achevée, Béji Caïd Esebssi, alors âgé de 86 ans, un âge qu’on ne manqua pas de le lui reprocher plus tard, mit à profit sa retraite politique pour fonder le parti Nidaa Tounes en juin 2012. Un pur pragmatisme sans initiative avec pour seule ambition de faire contrepoids aux islamistes.

On était-là dans l’identification du parti à un homme, un seul, qui se présenta en incarnation incontournable de l’alternance tout en étant un vestige du passé plutôt qu’un acteur dynamique du présent et du futur. Cependant, sa grande expérience politique et son passage à la tête du gouvernement dans une conjoncture difficile lui conférèrent une autorité et une légitimité pour envisager la création d’un puissant parti politique.

Au-delà de la pléthore de prétendants, 11.686 candidats se présentèrent aux élections sur un total de 1.517 listes, tous convaincus du bien-fondé de leur vision de l’avenir. Mais les vrais enjeux se réduisaient à une opposition aux islamistes que seul Nidaa Tounes était alors capable d’incarner. D’un côté, Rached Ghannouchi, chef d’Ennahdha, qui continua à agir dans la perspective d’un retour en force grâce à des milliers d’irréductibles. De l’autre, Caid Essebsi, un vieux renard de la politique qui pouvait compter, lui aussi, sur une forte masse de fidèles sans autres nuances que leur crainte des islamistes. L’exposé qui accompagne et alimente les discours de ces deux protagonistes offraient le même balisage politique : les deux vont lutter contre le chômage et l’exclusion.

Ils avaient bien tous les deux un projet de société, plaçant leurs desseins futurs sous le signe de la prospérité pour tous. Cependant, le programme de Nidaa Tounes, auquel auraient contribué, paraît-il, plus de 200 experts généreux et pleins de bonnes intentions, reposait sur la préservation du modèle sociétal qui inclut l’autorité de l’Etat, la démocratie, l’émancipation de la femme, sur la base des valeurs universelles basées sur un islam tolérant. Le mouvement entendait instaurer un modèle capable de satisfaire les besoins fondamentaux de la population, comme la santé publique, l’éducation, l’alimentation, le logement. La remise en marche du pays impliquait également une restructuration de l’économie apte à satisfaire ces besoins en permanence : investissements dans la production créatrice d’emplois, la modernisation des infrastructures et des installations, la réforme et édification d’un tout autre système de formation et d’enseignement.

Chassez le népotisme, il revient au galop. 

Avènement d’un nouvel homme providentiel

Béji Caïd Essebsi, qui a dominé la campagne, mena son parti à la victoire aux élections législatives de 2014 puis remporta dans la foulée l’élection présidentielle. Il est officiellement proclamé président de la république tunisienne le 29 décembre 2014. Il faut reconnaître que la majorité des électeurs, en votant pour lui, se prononcèrent en réalité contre les islamistes. Ce confort de la résignation et du faute de mieux, décrit, peu ou prou, l’état d’esprit de la majeure partie des adhérents et des sympathisants d’alors.

Ce sentiment n’était pas partagé. Car pour Béji Caïd Essebsi, la portée de cette élection allait beaucoup plus loin. A vrai dire, on assistait à un phénomène charismatique : celui d’un chef persuadé que son investiture n’était pas le résultat d’une légitimité politique, mais l’aboutissement d’une légitimité historique. Il lui revient à présent de porter les destinées de la Tunisie, d’avoir une mission à remplir et des disciples prêts à le suivre contre vents et marées. Dans le pays, son prestige, considérable, débordait les clivages traditionnels. Face à lui, il ne voyait que des institutions impuissantes, des partis profondément divisés, des adversaires discrédités, des hommes compromis et une opposition laminée.

Jusqu’ici, rien à redire. En fait, c’est lorsqu’on observe le mode de gouvernement de Béji Caïd Essebsi et son exercice du pouvoir que les choses se corsent, laissant apparaître les lacunes, les imperfections, les rivalités, les animosités, les manigances et les impairs de tous ordres qui finirent par casser la machine sur laquelle s’appui toute organisation.

D’abord le personnel politique du président. Sans expérience du pouvoir, ses membres ignorent comment gouverner, et avaient beaucoup à apprendre. Ne comprenant rien aux processus d’élaboration des politiques, oubliant les limites des prérogatives conférées désormais au chef de l’Etat, ils excellèrent dans l’art de confondre les rôles, d’entraver les initiatives des uns et des autres, de s’opposer aux mesures gouvernementales, et finirent par être responsables de décisions malavisées. D’ailleurs, la vraie nature de certains d’entre eux s’était entièrement démasquée une fois qu’ils furent éloignés du palais.

Malgré l’immense espoir que la chute du régime de Ban Ali a fait naître dans la société, les mœurs politiques n’ont guère changé. Des fils de, des frères de, des gendres de, des cousins et des conjoints de, squattent là aussi en permanence l’échiquier politique autant que les couloirs du palais.

L’éternel retour du vieux monde

Béji Caid Essebsi, qui avait à cœur de consolider en priorité la dimension familiale de sa consécration politique, s’acharna à défaire, à son gré, une maille après l’autre, ce qu’il avait si patiemment tricoté. Jugeant sa progéniture parfaitement digne de lui succéder un jour, il confia à son fils, Hafedh, qui ne possède pas les connaissances de base nécessaires pour exécuter correctement le travail politique, ni des responsabilités qui dépassaient ses aptitudes au raisonnement juste, au jugement sain, encore moins prétendre au leadership d’un parti. Resté sourd à tous les avertissements, rétif à tout conseil, peu concerné par les dissensions internes, son père le nomme néanmoins coordinateur général des structures, le laisse agir à sa guise jusqu’à accaparer la direction de Nidaa Tounes qu’il transforma aussitôt en une coquille vide.

Au lendemain du 14 janvier 2011, un espoir sincère avait animé l’ensemble des Tunisiens, persuadés qu’ils n’allaient plus voir sévir le népotisme et le règne des clans. Deux ans plus tard, ils constatèrent que rien n’avait changé depuis la nomination de Rafik Abdessalem Bouchlaka, le gendre de Rached Ghannouchi, au poste de ministre des Affaires étrangères. Or, un parti politique ne peut pas être à la fois démocratique et dynastique. L’ascension à marche forcée d’un fils intriguant et magouilleur, ne respecte ni le temps de la légitimation politique, ni celui de l’éthique républicaine.

Sauf que, malgré toutes les qualités dont Béji Caïd Essebsi pouvait se prévaloir, charisme et belles paroles ne suffisaient plus. L’Etat du pays étant ce qu’il est, c’est-à-dire aux abois, avec deux chefs de gouvernement contrariés en permanence, empêchés de s’illustrer sur la scène politique, sommés de rendre des comptes, et une Assemblée suspendue aux voix des islamistes, Béji Caïd Essebsi, élu parce que censé contrebalancer les effets expansionnistes d’Ennahdha, trouve le moyen de s’acoquiner pour son confort personnel avec son versatile et principal leader islamiste. Aujourd’hui, lassée, découragée, tout espoir éteint, l’opinion publique «moderniste» qui l’avait élu ne fait même plus attention à la crédibilité de ce qu’il va faire ni à l’apparence de ce qu’il est : c’est-à-dire un homme d’Etat… modèle réduit, très réduit.

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