L’opinion publique en Tunisie, qui adore les shows médiatiques, car quoi de mieux que la visualisation, a été bien servie par l’interview exclusive accordée, lundi 24 septembre 2018, par le chef de l’Etat, Béji Caïd Essebsi, à la chaîne de télévision El Hiwar Ettounsi. Une mise en scène habile devenue une sorte de rituel magique condamné, comme tout rituel magique, à l’illusion.
Par Yassine Essid
Illusion de la critique journalistique d’abord, celle des artisans(es) de la nouvelle information politique qui cherchent à faire le buzz, se donnent toutes les apparences de la liberté d’expression, coupent ou confisquent la parole, usent avec un chef d’Etat d’une liberté de ton que bien peu de commentateurs de l’activité politique peuvent se permettre, reproduisent les préoccupations d’un microcosme nullement représentatif des problèmes quotidiens du pays, et lancent avec hardiesse des propos qui frisent l’inconvenance.
Les tonnes de baratins d’un illusionniste
Illusion surtout d’un président qui vit dans le déni et le recours, qui se veut authentique et sincère à la morale et à la démocratie, deux vertus qu’il connaît pourtant très mal.
Alors de quels principes s’est-il inspiré pour tromper son monde? En dépensant des tonnes de baratins.
Sa confession de foi intervient au milieu d’une ambiance politico-médiatique perçue comme étant celle de fin de règne, exacerbant du coup une compétition politique entre présidentiables. Or paradoxalement, le chef de l’Etat se montre plus que jamais convaincu que sans lui le pays court un risque politique et institutionnel, un risque pour l’efficacité de l’action mais aussi un risque psychologique collectif.
Malgré toutes ses bonnes intentions, on n’a pas arrêté d’assister non seulement à la paralysie graduelle des institutions, à l’inanité des efforts de l’exécutif, mais à une vie politique réduite dès le départ à des duos maudits, Nidaa Tounes/Ennahdha à l’origine de la naissance d’illustres rejetons, ces couples manichéens : Youssef Chahed/Hafedh Caïd Essebsi, gouvernement/UGTT, qui ont mis l’Etat un genou à terre depuis 2014 et poursuivent sans embarras leurs grosses combines, cousues de fil blanc, non sans préjudice pour la collectivité et l’avenir de la nation.
Procédons comme lors d’un sondage soumis à l’attention des profanes que nous sommes :
– D’une façon générale, estimez-vous que BCE dit la vérité ?
– À votre avis, dans l’ensemble, se préoccupe t-il beaucoup, un peu, très peu, ou pratiquement pas des gens comme vous et moi ?
Sur le plan de la forme d’abord. Cette interview télévisée, adressée à un public populaire très occasionnellement intéressé par les sujets abordés, révèle à quel point l’enjeu politique était devenu risible, futile et dérisoire face aux défis quotidiens qui plombent tout engagement citoyen.
Le président de la République a cherché vainement à ressortir le meilleur de lui-même : un dirigeant vertueux, un innocent pédagogue, un défenseur des valeurs familiales, bref, une inoffensive créature. Si certains crient aux duperies et aux mensonges, c’est qu’ils n’entendent rien aux jugements proférées de bonne foi avec les meilleures intentions du monde, ou parce qu’il n’a pas été assez méfiant, qu’il était naïf, ou tout simplement un homme au cœur honnête.
Commençons par dissiper quelques malentendus rappelés à l’interviewé par la lassante insistance de l’animatrice.
Un président qui ne se doute de rien
Béji Caïd Essebsi se sent-il aujourd’hui indigne de la confiance que les électeurs avaient placée en lui ? Nullement. Car il y a une marge entre lancer un mouvement politique qui a réussi à assurer l’équilibre des forces et accéder à la magistrature suprême. Il se retrouve inévitablement au lendemain de son élection au-dessus de la mêlée, obligé de se dessaisir de la direction de Nidaa Tounes, faire le choix de la sagesse et du rassemblement des Tunisiens de toutes origines et de toutes convictions sa priorité afin de conjurer le danger de la division, de la discorde et de la confrontation.
Béji Caïd Essebsi est-il encore l’allié des islamistes? Non, d’ailleurs entre lui et Rached Ghannouchi le divorce est consommé, et c’est le Cheikh (qui persiste à ne pas lâcher Chahed au grand dam du chef de l’Etat) qui lui a rendu la bague de fiançailles.
Qu’en est-il du destin de Chahed? C’est une affaire qui n’est pas de son ressort. Certes, c’était bien la personnalité de son choix et il l’assume. Mais la nature du régime constitutionnel et le mode d’élection des députés à la proportionnelle, dont il souhaite vivement la révision, en plus des difficultés que traverse le pays, peut-être même l’échec relatif du gouvernement à redresser la situation socio-économique rendent, à son humble avis, inévitable un retour du Premier ministre devant la représentation nationale. Il lui a d’ailleurs conseillé d’y aller pour défendre sa politique, ce qui lui permettra de restaurer son autorité, démentir ses impitoyables détracteurs et faire taire ses adversaires. Et croyez-moi, c’est une affaire gagnée d’avance car contrairement au sort vécu par son malheureux prédécesseur, relégué aujourd’hui dans un cagibi à la présidence, il profitera de l’appui d’Ennahdha.
On vous prête, monsieur le Président une tendance au népotisme, on vous soupçonne même d’avoir des velléités dynastiques. Calomnie pure ! Ce serait d’ailleurs une nouveauté dans une démocratie néolibérale ! Le cas de Hafedh, son fils, n’est pas exceptionnel, ni exemplaire. Il s’agit d’un brillant autodidacte en politique qui a fait ses preuves et qui a gravit seul, sans son appui, les échelons du parti, et dont le seul le tort est d’être le fils de son père. Et puis après, quel mal y aurait-il à avantager un jeune ambitieux désireux d’atteindre les sommets?
Côté famille, il y a ceux mis au devant de la scène, tel son chef de cabinet et parent par alliance qui sert d’œil de Moscou pour l’entourage familial; il y a ensuite ceux qui restent dans l’ombre, comme son gendre-médecin-personnel et, enfin et surtout, ceux des tréfonds que nul n’entrevoit jamais mais qui demeurent dans les coulisses du pouvoir et qui sont les plus aptes à tirer profit de cette fortune incomparable.
Y-a-t-il un conflit entre Youssef Chahed et Hafedh Caïd Essebsi ? Si oui, il n’y est pour rien. D’ailleurs les deux peuvent partir demain et personne ne les regrettera car la Tunisie ne manque pas de compétences.
L’important est moins d’agir que tirer des ficelles
Dans cette interview, Béji Caïd Essebsi, à l’insu de son plein gré, a décrit, dans un vocabulaire simple et familier, une comédie humaine, a retracé une interminable suite de querelles auxquelles la télévision confère un aspect éminemment spectaculaire. C’est le profil d’un homme engagé dans une vie politique politicienne, au sein de laquelle l’important est moins d’agir que tirer des ficelles. La misérable vie politique qu’il dénonce et dont il est pourtant l’un des protagonistes, ne révèle en rien l’affrontement réglé de groupes sociaux ou culturels, représentés par des structures partisanes porteuses d’idéologies et habilités à définir des projets d’avenir.
La politique dans ce pays est devenue celle des alliances éphémères, des ruptures fréquentes, des invectives, des insultes, des querelles, et des rabibochages au gré et selon l’urgence des intérêts du moment.
Il y a le puzzle parlementaire où il n’est plus possible de reconstituer une figure dont les pièces rechignent à s’adapter les unes aux autres et de fonctionner de concert.
Il y a aussi les membres et dirigeants de partis, toutes tendances confondues, qui sont de plus en plus étrangers à toute morale hormis celle de leur volonté de puissance.
Pourtant chacun, de Youssef Chahed, à Mohsen Marzouk en passant par Mehdi Jomaa et consorts, est persuadé d’avoir une réelle chance pour prétendre à la magistrature suprême. Or, ce sont tous des ambitieux sans envergure à qui a été donnée, par une étrange erreur de la nature, la parole.
Ce jeu dans lequel la raison humaine est vaine et trompeuse, ce simulacre d’action qui ne repose sur rien, compose aujourd’hui l’ordinaire de la vie politique quotidienne et du microcosme qui la représente, plus que jamais désemparé car tous ceux qui le composent, protagonistes avides de pouvoir, se prennent pour des bêtes politiques, envahissant chaque espace et occupent tout le champ médiatique. Ils n’ont pas encore pris conscience qu’ils forment un milieu isolé, clos, où s’affrontent les ambitions personnelles de petits cuistres et dont la bêtise et la démagogie sont le dénominateur commun.
Habituellement on résiste, on s’acharne à vouloir se maintenir en poste lorsqu’on a la conviction qu’on fait du bon travail, que tout va pour le mieux et où chacun joue ses chances d’accaparer enfin le contrôle, au moins symbolique, de la situation et, avec lui, le droit reconnu de dire ce que doit être la politique. Or en décortiquant et comptabilisant l’ensemble des mesures économiques, sociales, fiscales prises par tous les gouvernements précédents, avec leurs majestueux conseils de ministres, leurs fastueux colloques, leurs sérieux engagements, leurs lassants discours, leurs palabres inutiles, leurs réformes sans lendemain, le premier misérable intendant venu constatera les effets franchement désastreux sur la croissance du pays.
Alors peu nous chaut le sort qui sera réservé à Youssef Chahed, avec ou sans Béji Caïd Essebsi, avec ou sans Ennahdha, car nous avons fini par nous faire toujours moins à la rationalité du pouvoir, toujours plus à la monstruosité de la souffrance.
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