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Tunisie – Union européenne : Les origines historiques de l’Aleca (1/2)

Cet article en deux parties est inspiré de la contribution présentée par l’auteur en séance plénière du séminaire international organisé les 11 et 12 octobre 2018 par le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) sur le thème : «Aleca et libre échange en Méditerranée».

Par Ahmed Ben Mustapha *

Cette contribution vise à faire le lien entre l’état présent des relations entre la Tunisie et l’Union européenne et leur évolution historique notamment depuis le 19e siècle en association avec l’entreprise coloniale européenne en Afrique.

Pour la Tunisie, cette évolution est indissociablement liée au projet colonial français en Afrique du nord qui a mis en œuvre divers modes opératoires ayant précédé la conquête militaire.

À ce titre, il importe de souligner que le libre commerce et les privilèges exclusifs exorbitants octroyés dès le 17e siècle aux minorités européennes, sous forme d’accords dits de capitulation, ont été les instruments privilégiés de la pénétration française et européenne dans la régence de Tunis alors sous domination ottomane.

Au départ ces accords se sont conclus durant l’époque mouradite dans un cadre bilatéral entre la régence de Tunis et les puissances de l’époque notamment la Grande-Bretagne, la Hollande et la France.

Ainsi, la France réussira à acquérir par un traité conclu en 1665 un statut privilégié par rapport aux autres puissances européennes lui assurant le libre commerce, l’accès à tous les ports maritimes, les privilèges de justice pour ses ressortissants et la préséance pour son consul. Ce faisant, la France contrôlait dès 1681, soit deux siècles avant, le protectorat les deux tiers du commerce extérieur tunisien.

Cette position dominante ne fera que se consolider durant l’époque husseïnite notamment après la conquête de l’Algérie en 1830 qui ouvrira la voie à un rôle économique et politique accru de la France en Tunisie, lequel sera institutionnalisé par la signature sous la pression franco-britannique du Pacte fondamental en 1857.

Ce pacte se présente sous forme d’une charte des droits fondamentaux accordée à tous les sujets et résidents de la régence mais l’analyse de son contenu prouve qu’elle était essentiellement vouée à la garantie des droits des minorités européennes notamment dans le domaine économique où les Européens avaient acquis une position dominante et en particulier le commerce extérieur et toutes les activités connexes en rapport avec l’étranger. À noter qu’il sera intégré à la constitution de 1861.

Ce statut dominant ne fera que se consolider avant la colonisation et durant les soixante quinze années d’occupation qui ont abouti à une véritable annexion économique de la Tunisie.

Après l’indépendance, la France s’opposera fermement à la politique de décolonisation économique initiée par la Tunisie durant les années 60 afin de préserver les acquis de la colonisation. À cet effet, elle aura recours aux accords de libre échange et aux avantages inclus dans la législation tunisienne destinée à la promotion des investissements étrangers en tant qu’outils privilégiés d’une politique de domination qui ne s’est jamais démentie à ce jour.

1) Le pacte fondamental, ancêtre de l’Aleca

Il convient de souligner que certaines des composantes essentielles de l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) dans sa version actuelle remontent en fait au Pacte fondamental de 1857 qui a institué l’octroi d’avantages et de privilèges exorbitants et exclusifs au profit de la minorité française et européenne.

Au nombre de ceux-ci, le droit d’exercer tous les métiers, de posséder les biens mobiliers et immobiliers et de s’adonner librement au commerce intérieur et extérieur.

Associé à la faiblesse et à la corruptibilité du régime beylical, à la dépendance financière nourrie par un endettement excessif voulu et entretenu par la France, ce statut privilégié a favorisé la mainmise économique française qui était un fait accompli lors de l’instauration du protectorat en 1881, prélude à la colonisation.

En effet, ce pacte d’essence purement coloniale était lié à une politique d’endettement massif principalement à l’égard de la France qui sera instrumentalisée pour instaurer une tutelle financière internationale sur la Tunisie en 1869, prélude au traité du Bardo du 12 mai 1881, qui dépouillera la Tunisie de sa souveraineté en politique étrangère et dans le domaine de la sécurité. Quant au traité de la Marsa du 8 juin 1883, il concédera à la France la gestion directe des affaires intérieures de la régence de Tunis.

À ce titre, la conjoncture présente en Tunisie présente de nombreuses similitudes avec celle qui prévalait à la veille de la colonisation (effondrement économique et surendettement instrumentalisé par le G7 pour imposer l’Aleca, blocage politique et gel de la constitution, situation sociale explosive…).

Il importe de souligner que l’accord sur l’autonomie interne du 3 juin 1955 conclu entre la Tunisie et la France était censé mettre un terme à la colonisation en octroyant aux Tunisiens le bénéfice de l’autonomie interne sans pour autant remettre en question les droits et privilèges économiques acquis au profit des Français et des Européens durant les soixante quinze années d’occupation. Il prévoyait notamment le maintien de la Tunisie en zone franc dans le cadre de l’union douanière avec la France.

Ainsi, l’accord du 3 juin 1955 illustre la volonté de la France de maintenir le même schéma de relation avec la rive sud en ayant recours au libre échange en tant qu’outil de domination et de préservation de relations économiques de dépendance à travers des rapports commerciaux privilégiés avec la Tunisie.

À noter que le protocole d’indépendance du 20 mars 1956 maintient en vigueur l’accord sur l’autonomie interne tout en prévoyant l’ouverture de négociations ultérieures destinées à en abroger ou modifier «les dispositions… qui seraient en contradiction avec le nouveau statut de la Tunisie, Etat indépendant et souverain».

Or ces négociations n’auront jamais lieu en raison de l’attitude française qui était plutôt encline à privilégier les aspects du protocole d’indépendance prévoyant le maintien de la dépendance de la Tunisie à l’égard de la France par la définition en commun des «modalités d’une interdépendance librement réalisée entre les deux pays en organisant leur coopération dans les domaines ou leurs intérêts sont communs, notamment en matière de défense et de relations extérieures».

2) La stratégie tunisienne de décolonisation économique des années 60

Cette attitude de la France se heurtera à la politique souverainiste et indépendantiste menée par le président Bourguiba laquelle prendra forme au début des années 60 par la mise en application des perspectives décennales de développement.

Cette stratégie était adossée à quatre piliers majeurs à savoir la décolonisation économique, l’auto développement, la réforme des structures et la promotion de l’homme tunisien.

Elle correspond à une vaste œuvre de modernisation et de réformes politiques économiques et sociales associées à la mise en place des assises de l’Etat tunisien stratège et régulateur qui a ce titre sera le principal promoteur de cette renaissance politique et économique de la Tunisie indépendante.

Mais la Tunisie, tout en cherchant à s’affranchir du joug de la colonisation, va initier, parallèlement à la mise en œuvre des perspectives décennales de développement, des négociations avec la Communauté économique européenne (CEE) pour la mise en place d’une «association» conformément aux dispositions du traité de Rome.

Entamées en 1964, dans un contexte marqué par des relations extrêmement tendues avec la France, ces négociations déséquilibrées ne répondront à aucune des préoccupations de la Tunisie qui souhaitait la mise en place d’un «contrat de développement» sous forme d’une coopération économique et commerciale destinée à soutenir la mise en œuvre des plans de développement tunisiens initiés dans le cadre des perspectives décennales de développement.

Ainsi, l’accord d’association issu de ces négociations et conclu en 1969 sera caractérisé par sa vocation purement commerciale axée sur la promotion du libre échange et du libre commerce indépendamment des disparités économiques et des écarts de développement. Il imprégnera de son empreinte indélébile tout le processus des relations Tunisie-Europe post indépendance.

En vérité, la France, soutenue par la CEE et les Etats-Unis, a instrumentalisé dès le départ le «libre échange» pour se dérober aux exigences du protocole du 20 mars 1956, maintenir sa domination et son statut de principal partenaire politique et économique de la Tunisie tout en préservant la rive sud de la Méditerranée en tant que zone d’influence occidentale menacée par l’émergence du bloc soviétique et ses tentatives de pénétration politique, économique et militaire dans la région.

Cette option stratégique est clairement définie dans le préambule l’accord d’association de 1969 en ces termes: «résolus à éliminer les obstacles pour l’essentiel des échanges» entre la CEE et la Tunisie.

Ce faisant la France et la CEE ont dès le départ ignoré les priorités définies par la stratégie de décolonisation économique tunisienne des années 60 qui était étroitement liée au projet de mise en place des assises de l’Etat tunisien moderne et indépendant.

Bien au contraire, ils ont grandement contribué à sa mise en échec en incitant la Tunisie à reconsidérer ses orientations économiques fondamentales dès le début des années 70.

3) Réajustement de la politique économique tunisienne et retour à l’économie de marché comme moteur du développement

La Tunisie, sans renoncer officiellement à sa politique économique indépendantiste axée sur la construction d’une économie productive nationale, va prématurément introduire début 70 des transformations majeures dans ses choix économiques dans le sens de l’ouverture économique et la priorité accordée aux industries exportatrices et aux investissements étrangers en tant que moteur du développement.

Cette option se traduira par la loi de 1972 sur les industries exportatrices qui réhabilitera l’octroi de privilèges exclusifs et d’incitations diverses octroyées aux investisseurs étrangers lesquels ne sont en fait qu’une survivance des accords de capitulations précédemment évoqués.

S’agissant de ses relations avec la CEE, l’accord de «coopération» conclu en 1976, tout en continuant à privilégier le libre échange dans le volet commercial, instaure une coopération qui se veut plus élargie et plus équilibrée tenant compte des écarts et des disparités économiques ainsi que des plans de développement tunisiens. En fait, il s’inscrit dans le cadre de la nouvelle approche méditerranéenne globale de la CEE à l’égard des pays du bassin méditerranéen confirmée par le sommet de Paris de 1972. Celle-ci se veut harmonisée et plus réceptive aux préoccupations des pays sud méditerranéens.

Ainsi, le préambule de l’accord se démarque de celui de 1969 en définissant ses nouvelles options stratégiques comme suit : «Décidés à promouvoir, compte tenu de leurs niveaux de développement respectifs, la coopération économique et commerciale entre la Tunisie et la communauté…».

«Résolus à instaurer un nouveau modèle de relations entre Etats développés et Etats en voie de développement, compatible avec les aspirations de la communauté internationale vers un ordre économique plus juste et plus équilibré.»

Dans ce cadre, la CEE prend des engagements précis d’aider la Tunisie à s’industrialiser et à moderniser ses secteurs productifs tout en élargissant cette coopération à tous les volets économiques, sociaux, culturels et scientifiques. Sur le volet commercial, est introduit pour la première fois un système de préférence partiel au bénéfice des produits tunisiens sans réciprocité pour la partie européenne.

Mais ces bonnes intentions ne se traduirons pas par des changements majeurs dans la politique européenne à l’égard de la Tunisie qui au contraire encourage les nouvelles orientations économiques tunisiennes du début des années 70 lesquelles sont basée sur l’insertion à l’international, la politique d’ouverture économique ainsi que celle de la promotion des investissements étrangers et des industries exportatrices off shore en tant que modèle de développement.

Dans la seconde partie de cet article nous examinerons l’évolution des relations Tunisie Europe à partir des années 80 et après son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui sera le prélude à son insertion dans le libre échange élargi par le biais de l’accord de 1995 et l’Aleca.

(À suivre).

* Ancien ambassadeur chercheur en diplomatie et relations internationales.

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