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Bloc-notes : Les défis à relever du remaniement gouvernemental

Youssef Chahed a voulu opter pour une posture moderniste avec certains de ses choix du récent remaniement gouvernemental; il a donc des défis à relever. En voici de quoi transfigurer la pratique politique et rompre avec l’inertie diplomatique.

Par Farhat Othman *

S’il est une caractéristique majeure de la vie politique en Tunisie, c’est bien l’inertie; à l’image d’une classe politique vieillissante, qui ne se rend guère compte de son conservatisme qu’elle attribue volontiers à une société qui est pourtant tout sauf conservatrice, étant même libertaire dans l’âme, ouverte à toutes les innovations possibles.

Ainsi temporise-t-on, même quand on se dit déterminé à réformer le pays, évitant soigneusement de s’attaquer de front aux questions sensibles au nom justement du mythique conservatisme de la société.

C’est ce qu’on a vu avec la loi sur les violences faites aux femmes, interdisant toutes les formes de violence, sauf la plus grave, celle de l’inégalité successorale.

Il en est allé de même avec la récente loi criminalisant le racisme et les discriminations, omettant d’abolir au préalable nombre de lois discriminatoires, comme le scélérat article 230 légitimant l’homophobie.

Bien pis, on parle ces jours-ci d’une proposition de loi entendant interdire le test anal, manifestation de l’homophobie, sans oser s’attaquer à sa cause première, le honteux article précité ! C’est bien la preuve qu’on préfère simuler et dissimuler le légalisme quand l’intention première est de ne pas vouloir un vrai État de droit, mais juste de similidroit.

Or, étant jeune et semblant bien intentionné, le chef du gouvernement a la possibilité avec le dernier remaniement de rompre avec une telle inertie mortifère et pareil malsain jeu ayant gagné le pays à travers ses élites déconnectées de ses réalités. Il ne lui suffit pas, toutefois, de se limiter à afficher sa volonté de modernisme, il lui faut aussi relever les défis qu’imposent certains des choix mêmes de son remaniement ministériel afin de réussir à réorienter le pays dans la bonne voie.

Outre la rupture avec les différentes inerties dont on évoquera deux aspects majeurs ci-après, cela autorisera sûrement de transfigurer la pratique politique actuelle.

Transfigurer la pratique politique

Il a été largement prouvé que la Tunisie, pour peu que ses élites sachent dépasser certaines fausses évidences, pour la plupart des tabous éculés, est parfaitement en mesure de pratiquer une politique éthique, osant bousculer une diplomatie qui ronronne, surtout qu’elle relève du domaine réservé d’un président qui a prouvé, malgré tout son talent, être à bout de souffle d’innovation, dépassé par ses propres limites commandées par une vision dépassée de la politique, que cela soit de son propre fait ou de l’influence sur lui d’un entourage malmené par les événements.

Pour illustrer une telle absence de maîtrise des réalités, il suffit d’évoquer les initiatives présidentielles récentes, y compris dans cette thématique politique supposée éminente à ses yeux, celle de l’égalité successorale. Il n’a ni tenu la promesse de sa campagne électorale de réaliser enfin un tel marqueur de la démocratie ni l’engagement d’aider à sortir le pays d’une lecture obsolète de l’islam. N’a-t-il, d’ailleurs, pas déjà agi de même avec la honteuse loi 52 sur les drogues douces, restée quasiment en l’état, alors qu’il fallait dépénaliser le cannabis; et il s’y était même engagé? Or, non seulement il n’a pas osé assumer l’option égalitaire dans la succession, mais a proposé le non-sens de la cohabitation d’une hypothétique loi nouvelle égalitaire avec le maintien de l’ancienne inégalitaire, une égalité et une inégalité dans le même temps; et il n’a rien encore proposé à ce jour de ce qui a été promis !

Sur ces questions et d’autres (libre consommation d’alcool, droit au sexe pour les adultes, hétérosexuels comme homosexuels), le chef du gouvernement est en mesure de jouer sa propre partition libérale et démocratique, et ce par simples actes administratifs. Au demeurant, la présence d’un prix Nobel à la tête du ministère des droits de l’Homme est un gage d’impératif catégorique gouvernemental dans cette voie. Sauf au ministre des droits de l’Homme de renier ses valeurs, il ne saurait ne pas honorer son passage au gouvernement en le décidant à procéder enfin à l’œuvre salutaire de salubrité publique qui s’impose, osant enfin prendre par décrets, arrêtés ou circulaires les textes vidant de tout leur sens les lois scélérates auxquelles l’on n’ose toucher dans les matières précitées. Pourtant, elles datent non seulement de la dictature, mais aussi de la colonisation.

Déjà, le gouvernement doit prendre de vitesse la manœuvre homophobe actuelle de certains faux humanistes qui, sous prétexte d’interdiction du test anal, entendent pérenniser l’homophobie dans le pays. Car ce test peut et doit être aboli par texte administratif, la loi devant servir à abolir sa cause, l’article 230 du Code pénal, ce que continuent à refuser les intégristes et leurs alliés homophobes au fallacieux prétexte que la société le refuserait.

Notons, à ce sujet, que tout comme pour nombre de textes supposés humanistes, ce projet sur le test anal est l’œuvre d’officines occidentales qui n’ont à cœur que de valider des items de leur grille de lecture totalement inadaptée aux réalités de notre pays. Au vrai, ces Ong ne font que théoriser sur la démocratie, l’envisageant comme un idéal abstrait et universel, un concept fondateur désincarné.

Or, la démocratie est une pratique discursive mêlant pouvoir et savoir; et elle est complexe au sens que lui donne Edgar Morin, tout en étant enracinée dans un contexte socioculturel particulier. Pour cela, Foucault a proposé déjà le concept de «gouvernementalité» permettant d’appréhender la Démocratie en un produit culturel, diversifié et concret avec ses rapports de pouvoir. Car sinon, on verse dans la singerie de l’Occident, faisant preuve de ce que Malek Bennabi a nommé «coloniabilité».

La meilleure illustration de ce travers de soumission volontaire à la vision occidentale désincarnée de nos réalités est bien cette proposition de loi préférant abolir l’effet et non la cause au prétexte de ne pas évoquer la religion qui serait homophobe. Justement, il a bien été démontré de manière irréfutable que si cela était le cas en Europe, il ne l’a jamais été en islam, la loi homophobe en Tunisie n’étant qu’une survivance coloniale, importation de la tradition judéo-chrétienne.

Sur le plan humaniste, M. Chahed peut encore mieux : innover sur le plan des relations internationales en bousculant enfin la vision dépassée des relations diplomatiques. En effet, à la faveur de la reprise des négociations sur l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca), il a l’occasion d’honorer sa parole de signer cet accord contesté et contestable en 2019, mais en réclamant enfin qu’il inclue la libre circulation humaine sous visa biométrique de circulation en débaptisant l’accord en Alecca. Ce que ne sauraient refuser les Européens, car l’on retournera contre eux leurs propres armes. D’autant mieux que cela pourrait et devrait même se faire en osant situer une telle ouverture des frontières sous visa biométrique de circulation dans le cadre d’une demande d’adhésion de la Tunisie à l’Union européenne (UE).

Par ailleurs, dans le prolongement de l’esprit du dernier remaniement, M. Chahed a l’occasion en or de réaliser ce que n’a pas pu faire le président de la République : incarner la politique sage que le drame de Palestine impose et qui suppose de normaliser les rapports de la Tunisie avec Israël. Certes, l’opposition est vive à ce sujet de la part de certaines forces politiques dans le pays, mais elles restent limitées à certains secteurs dogmatiques dont les protestations voleront en éclats dès qu’on aura usé posément du discours de la raison et de la lucidité. Surtout, dès que le principal soutien de M. Chahed, le parti islamiste, se verra ainsi forcé de cesser de pratiquer son faux jeu en la matière consistant à ne pas laisser apparaître en public sa conviction et ses assurances en la nécessité de relations normales avec Israël.

Aujourd’hui, M. Chahed a la possibilité d’accélérer un tel processus fatal en procédant, comme il a démontré savoir le faire, de manière graduelle certes, mais concrète. Ainsi, à la faveur de la présence à la tête du secteur du tourisme d’un influent ministre de confession israélite, il a la parfaite possibilité de donner un coup d’accélérateur au projet informel de ligne aérienne entre Djerba et Tel-Aviv, et pourquoi pas Tunis et l’aéroport Ben Gourion. Il semble qu’un tel projet soit déjà prêt; et ce ne serait point innover puisqu’on ne fera rien de moins que ce qui existe déjà entre Israël et le Maroc.

Rompre avec l’inertie mentale

La première des inerties dont souffre le pays est mentale, celle de vouloir le diviser entre modernistes et traditionalistes. Or, c’est une réalité has been, juste une arme idéologique. Ainsi, dans une récente déclaration, le président de la plus haute instance politique au sein d’Ennahdha, le Majlis Choura, Abdelkarim Harouni, a bien affirmé que «le conflit idéologique entre laïcs et islamistes est dépassé» en Tunisie.

Si l’on ne va pas jusqu’à être aussi affirmatif que lui qui veut prendre ses vœux pour réalité étant donné que c’est dans l’intérêt de son parti, surtout aujourd’hui qu’il est secoué par de fortes turbulences, on ne dira pas moins que c’est l’objectif vers lequel il faut tendre. Cependant, il ne suffit pas d’y travailler à moitié, avec juste des paroles, et non pas d’actes; il importe d’agir de manière tangible, avec des actions et des décisions. Surtout, celles ayant une forte charge symbolique, agissant sur l’inconscient, sollicitant l’imaginaire.

En effet, il est impératif que l’on sorte de cette fausse dichotomie gauche-droite, propre à l’ancien colonisateur et n’ayant guère prise dans la mentalité yankee de laquelle les mœurs tunisiennes sont très proches, ne serait-ce que dans la tendance de vénalité exacerbée dans la population. Or, elle l’est aussi dans la psychologie du Tunisien, foncièrement ouverte à l’altérité, guère figée sur les antagonismes, sauf si l’on s’emploie à les créer facticement. Ce que d’aucuns s’y appliquent de part et d’autre, puisque cela correspond à la manière antique de la pratique politique.

Ainsi est le cas du parti islamiste qui gouverne et entend le faire que cela soit en phase avec ce qu’impose l’esprit du temps ou non. Ce qui veut dire que cela soit de manière éthique (la fameuse poléthique dont je parle) ou juste en louvoyant, usant en maître de l’art politique au sens machiavélique où la vertu suprême est de simuler et de dissimuler ses intentions. Ce qui autorise d’user de fausseté, sinon de délits et de crimes. N’est-ce pas ce qu’impose d’être lion et renard à la fois, symbole de la politique d’antan?

Soucieux de gouverner et, comme c’est la règle en politique, d’honorer son action politique en gardant le pouvoir d’une manière ou d’une autre, le chef du gouvernement ne peut pas faire autrement. Il se doit cependant de veiller à certaines constantes éthiques; et on le voit se permettre quand même le luxe d’en avoir l’intention; faut-il aussi concrétiser ! Ce fut et reste la lutte contre la corruption; or, cela ne suffit point, une telle œuvre étant de longue haleine, ne dépendant pas seulement de la Tunisie ni de décisions politiques au plus haut niveau.

En effet, tout comme le terrorisme, la corruption a des racines étrangères que ne saurait maîtriser la Tunisie. Aussi, à ce niveau, la rupture avec l’inertie est certes nécessaire, mais elle est insuffisante. On a montré ci-dessus comment M. Chahed amorcerait utilement une rupture avec elle à la faveur du récent remaniement de son gouvernement.

Rompre avec l’inertie conceptuelle

La rupture avec l’inertie mentale doit accompagner une autre, celle avec les concepts obsolètes d’un monde fini. On en donnera une illustration avec la récente analyse de l’International Peace Institute concernant le Middle East and North Africa et donnant sa recette pour sortir la Tunisie de sa crise généralisée. Pensant l’entreprise parfaitement réalisable, il dit avec raison que le pays souffre moins de problèmes structurels que d’une apathie s’étant emparée des Tunisiens. Cela rejoint ce que je dis de la nature essentiellement psychologique de la crise qui est surtout dans les têtes; ce qui impose les solutions à forte charge symbolique, sollicitant l’inconscient collectif, parlant à l’imaginaire populaire.

Or, ledit institut ne parle pas de ces sujets sensibles habituellement tus et qu’il faut évoquer, cesser de snober par peur de retombées qu’on imagine et qui découlerait du mythe d’une société supposée conservatrice, alors que ce sont ses élites qui le sont pour protéger et conserver leurs privilèges issus de lois scélérates. Dans son analyse, il use plutôt d’une grille de lecture qui ne saurait faire sens en Tunisie. Ainsi parle-t-il de la nécessité d’une communication transparente entre le gouvernement et le peuple, aussi bien au niveau national que communautaire, mais il la fait juste dépendre de la décentralisation, alors qu’elle relève en premier du cadre législatif liberticide.

Effectivement, s’il y a désillusion et perte de confiance de la part des masses en leurs élites, c’est bien parce que les droits et les libertés dont était porteur leur coup du peuple, cette révolution 2.0, tardent encore, la législation de la dictature étant toujours en vigueur.

Par conséquent, si l’on est conscient de la déconnexion des élites avec le peuple, on ne se limite pas moins à sa manifestation traduite par le faible taux de participation aux élections municipales de 2018. Ce qui ne suffit point, et on le dit, d’ailleurs, comme étant le résultat d’une impatience populaire suite aux déceptions durant presque huit ans sans réalisations concrètes.

Le rapport parle bien de désillusion, un désenchantement généralisé; mais il est loin d’être l’apathie des analystes; car il appelle, comme ils le notent, des solutions. Cependant, s’ils en proposent, ce qu’ils avancent relève de concepts éculés qui ne peuvent avoir de résultats, au mieux, que sur le long terme, comme la décentralisation précitée.

Dans le même temps, on ne réalise pas que la dilution du pouvoir accompagnant la décentralisation (le terme est utilisé par les analystes) augmentera la corruption — dont ils parlent également — du fait des lois nationales injustes. Est-il seulement logique de penser diluer le pouvoir avant de le réformer au niveau des lois nationales?

C’est ce à quoi s’affaire aussi le Conseil de l’Europe qui est très actif en Tunisie pour accompagner la transition, y dépendant des sommes immenses, mais limitées au cadre institutionnel avant de réformer la base légale. Ainsi réunit-il les 12 et 13 courant à Tunis la 6e édition de l’Atelier interculturel sur la démocratie organisée par la Commission de Venise et consacrée aux instances indépendantes. Si théoriquement, de telles initiatives sont bonnes, elles ne traduisent pas moins une inertie conceptuelle ne tenant pas compte des réalités du pays. Aussi, ce n’est rien d’autre que participer au chaos actuel du moment que les institutions dont on veille à renforcer le pouvoir et l’action se meuvent dans le cadre intact de l’ordre législatif de la dictature. C’est d’ailleurs la résilience de cette législation qui est derrière l’hydre de la bureaucratie qu’on évoque et qui empêche la transparence totale du gouvernement et le dialogue auxquels l’institut international précité appelle. Cela saurait-il avoir lieu de manière utile en une Tunisie où l’on ne fait que simuler le respect du droit qui est au demeurant déjà illégal à sa base, le pays n’étant au mieux qu’un État de droit simulé, un similidroit, une sous-démocratie étant toujours régie par la législation de l’ordre supposé déchu ?

* Ancien deplomate, écrivain.

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