La poursuite des mouvements sociaux est la manifestation d’un profond malaise.
Conflits sociaux, chômage et une situation sécuritaire fragile prévalent dans le pays… L’auteure dresse un tableau sombre des huit années de la transition tunisienne et accuse l’Occident d’avoir commis l’erreur d’appuyer l’idée fumeuse de l’islam politique…
Par Linda S. Heard *
La Tunisie, point de départ des soulèvements populaires qui ont bouleversé les quatre coins du monde arabe, continue d’être considérée par les médias occidentaux comme étant l’unique success story du Printemps arabe, le pays qui a su inventer la formule consensuelle entre les distensions laïque et islamiste. Malheureusement, aujourd’hui, force est de constater que la réalité de cette révolution est tout autre et que le mécontentement dans ce pays est aussi fort que ce qu’il n’était avant 2011, c’est-à-dire lorsque le régime de Zine El-Abidine Ben Ali a été renversé.
Le marasme économique le plus profond
Il est vrai qu’entre-temps le peuple tunisien s’est doté d’une nouvelle constitution et qu’il a acquis le droit de participer à des élections libres et justes, mais les améliorations des conditions de la vie et la sécurité tardent encore à venir.
D’une part, les libertés démocratiques difficilement obtenues ne sont pas clairement établies. L’état d’urgence imposée en 2015, au lendemain de l’attaque terroriste contre le musée du Bardo et l’attentat de Sousse qui a coûté la vie à 38 touristes, a une nouvelle fois été prolongé le mois dernier, autorisant ainsi détentions extrajudiciaires, couvre-feux, l’interdiction de rassemblements publics et la censure des médias de l’Etat. En outre, la situation sécuritaire demeure fragile.
Durant les trois dernières années, les Tunisiens et les touristes étrangers ont été victimes d’attaques terroristes. Pour cette année, uniquement, il y en a eu trois. En octobre dernier, une jeune femme, âgée d’une trentaine d’années, s’est tuée en se faisant exploser en plein centre de la capitale et en blessant neuf personnes. En juillet, plusieurs agents de la Garde nationale ont trouvé la mort à proximité de la frontière avec l’Algérie. En mars, deux ressortissants occidentaux ont été poignardés à Ras al-Aïn, dans le gouvernorat du Kef. Des milliers de Tunisiens ont grossi les rangs d’Al-Qaïda et Daech, dépassant toutes les autres nationalités des recrues étrangères de ces organisations terroristes, selon Sudarsan Raghaven, chef du bureau du ‘Washington Post’ au Caire, citant le porte-parole de l’ONG multinationale International Crisis Group qui qualifie la Tunisie de «pays de recrutement.» Près de 2000 d’entre ces combattants tunisiens sont revenus au pays: certains sont en état d’arrestation, d’autres font l’objet de surveillance…
Généralement, les observateurs s’accordent à dire que la facilité avec laquelle les jeunes Tunisiens se laissent tenter par cette idéologie de la haine trouve son explication dans les difficultés économiques qu’ils éprouvent et les inégalités sociales. De fait, depuis 2010, l’économie tunisienne est plongée dans un marasme le plus noir. Lourdement endetté et soumis à une forte pression du FMI – qui a soutenu le pays à coups de milliards de dollars –, le gouvernement tunisien se trouve dans l’obligation d’augmenter les impôts et de rogner sur les dépenses publiques et le subventionnement des combustibles afin de réduire le déficit budgétaire. Malgré la volonté déclarée par le gouvernement Chahed de combattre la corruption [depuis la mi-2017, ndlr], la Banque mondiale estime que ce fléau de la corruption coûte annuellement au pays environ un milliard de dollars. En novembre, plus de 650.000 agents de la fonction publique exigeant des augmentations salariales ont organisé une grève…
Soutien de l’islam politique, erreur monumentale de l’Occident
Le PIB de la Tunisie, atteignant actuellement les 44 milliards de dollars [soit environ 132 MdDT, ndlr], est plus ou moins au même niveau que ce qu’il était il y a huit années, lorsque les difficultés économiques avaient poussé les Tunisiens à descendre dans la rue. Aujourd’hui, certains activistes tunisiens, tentant d’emboîter le pas aux gilets jaunes français, appellent à l’organisation d’un mouvement de protestations à travers le pays en portant des gilets rouges…
Cette année, le taux de chômage avoisine les 15,4% –alors qu’en 2010 il se situait 13,05%. Jusqu’à 30% des jeunes diplômés sont sans emploi, ce qui pousse plusieurs milliers d’entre cette catégorie de personnes de caresser le rêve d’une vie meilleure en Europe. Pour la seule année 2018, l’on estime que plus de 3000 de ces jeunes ont traversé illégalement la Méditerranée pour atteindre l’Italie. Tous, généralement originaires des zones rurales du pays, expliquent qu’ils se sentent marginalisés et négligés.
Aux soucis économiques et sociaux du pays est venu s’ajouter récemment le désaccord politique entre le président Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi, dont le parti islamiste Ennahdha est membre du gouvernement d’union nationale. Le chef de l’Etat accuse le mouvement de Ghannouchi de disposer d’une organisation secrète qui a tenté de l’assassiner en 2013. Officiellement, Ennahdha cherche à prendre ses distances avec l’idéologie des Frères musulmans, se décrivant comme un parti éclairé et modéré. Cependant, le fait qu’il soit appuyé par le Qatar et la Turquie en dit long sur cette mutation du mouvement islamiste tunisien.
Le journaliste saoudien Mashari Althaydi affirme que «[les islamistes tunisiens] ont toujours eu un double discours, l’un destiné à la consommation du public et un discours tout autre qu’ils tiennent dans des cercles fermés.» Il ajoute aussi que pour les Frères musulmans l’organisation d’un «système secret privé» est une pratique tout à fait commune.
Les membres de la Commission de la défense nationale exigent qu’une enquête officielle soit menée sur les activités clandestines d’Ennahdha, et notamment sur les accusations d’assassinats politiques portées à l’encontre du parti islamiste.
Toutes ces tensions aux niveaux élevés de la hiérarchie politique du pays pourraient basculer à l’approche des échéances électorales à venir, c’est-à-dire les législatives et présidentielle de 2019, prévues pour octobre et décembre prochains.
Finissons-en donc, une bonne fois pour toutes, avec cette illusion qu’il existe une «étoile scintillante» dans la galaxie de ce que les pays occidentaux aiment appeler le ‘Printemps arabe’ et qui continuent de nier que leur soutien à l’islam politique (comprenez les Frères musulmans et leurs affiliés) a été une erreur de dimension historique.
Article traduit de l’anglais par Marwan Chahla
*Linda S. Heard est chroniqueuse politique et commentatrice de télévision britannique spécialiste des affaires moyen-orientales.
**Le titre est de l’auteure et les intertitres sont de la rédaction.
Source: ‘‘Gulf News’’.
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