Pouvoir et misère ne peuvent s’allier, car ils sont complètement antinomiques, puisque le pouvoir suppose la détention d’une richesse matérielle et par conséquent le dépassement de la misère.
Par Kahena Abbès *
Mais il ne s’agit là que d’une analyse superficielle, qui ne prend pas en compte la pluralité du pouvoir, ses diverses formes immatérielles, qu’elles soient d’ordre psychologique, sexuel, moral, symbolique ou autres.
Le thème de ‘‘Subutex’’, un film documentaire réalisé par Nasreddine Shili, reflète bel et bien cette alliance entre pouvoir et misère.
Une réécriture interprétative du vécu réel
Les personnes filmées n’étaient pas en train de jouer un rôle décrit dans un scénario; ils menaient leur vie habituellement.
Le réalisateur procédait à une sélection des scènes vécues, pour nous proposer une réécriture interprétative susceptible de faire émerger la fiction.
Les faits se déroulent dans une ancienne demeure en ruine, dépourvue d’eau et d’électricité, dans un quartier de Tunis (Bab Jedid) : un homme (Lotfi) aménage ce coin sombre et abandonné, en attendant son amant (Rzouga).
La relation entre les deux hommes est très ambivalente, d’une extrême violence, sans être dépourvue de tendresse et d’attention.
En effet, Rzouga s’attaque à Lotfi dès qu’il rentre, le frappe, le traite de tous les noms sans raison apparente.
Les deux amants mènent leur vie, en dehors de toute institution familiale, sociale ou économique.
Un pacte implicite les unit : Rzouga doit protéger Lotfi, lui procurer de la drogue pour pouvoir disposer de lui, comme il le désire.
Lotfi souffre d’une addiction à une drogue nommée Subutex, il est pauvre, en chômage, incapable de se défendre… Il s’attache à Rzouga au point d’en faire sa raison d’être.
Leur relation de sujet/objet n’obéit à aucune loi, sauf à l’alternance entre plaisir et souffrance. C’est ainsi que Rzouga parvient à exercer sur son amant un pouvoir sans limite pour se sentir exister.
À la fin, Lotfi apprend qu’il est atteint d’une maladie chronique : l’hépatite C, suite à l’utilisation d’une seringue infectée, il ne parviendra pas à faire son sevrage, quitte Rzouga vers un lendemain incertain.
Briser le regard porté habituellement sur le réel
Nasreddine Shili, pointe sa caméra vers ce que nous ne pouvons pas voir, les maux de notre société : pauvreté extrême aux alentours de la capitale, misère, chômage, addiction à la drogue, homosexualité, violence, perversité, maladie chronique.
Le conservatisme qui ne cesse d’alimenter le discours officiel, qu’il soit politique social ou religieux, ne reflète qu’une partie de notre réalité, d’autres fragments de celle-ci ont d’autres couleurs, obéissent à d’autres valeurs, d’où le titre du documentaire en
arabe (لقشة من الدنيا), qu’on pourrait traduire «Tranche de vie».
Le talent incontestable de Nasereddine Shili consiste à briser le regard que nous portons habituellement sur le réel, pour nous faire découvrir l’inimaginable, l’inconcevable, sans recourir à une véritable fiction.
Certes, il voulait nous éclairer sur les zones d’ombre de notre humanité, qui ne conçoit de rapport avec autrui qu’à travers la domination, même dans un contexte de marginalité et de misère.
Cependant, le rapport dominé/dominant entre Lotfi et Rzouga est nu, c’est-à-dire dépourvu de toute signification culturelle ou sociale, pouvant le justifier, il est donc d’une violence sans limite.
C’est pour cette raison que ‘‘Subutex’’ a pour mission non pas de nous plaire, mais de nous déranger en profondeur.
* Avocate et écrivaine.
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