L’espoir, dans la mythologie grecque, se nomme Elpis. Cette belle jeune fille incarnerait la Tunisie en 2019, année décisive pour son avenir. Or, Elpis est aussi l’un des maux de la boîte de Pandore ouverte dans le pays.
Par Farhat Othman *
Elpis, beauté ayant dans les mains couronne de fleurs et corne d’abondance, ne personnifie pas que l’espoir. Chez Hésiode, dans ‘‘Les Travaux et les Jours’’, elle est aussi l’un des maux contenus dans la jarre de Pandore, femme séduisante et diabolique créée par les Dieux pour les venger du rebelle Prométhée.
Toutefois, une fois les maux libérés pour ravager le monde, Elpis reste enfermée dans la jarre. Ainsi, l’espoir peut être un mal inapparent, aussi dévastateur que les maux apparents, traduisant cette vérité humaine qu’il est une part du diable en tout humain.
Comme dans ce mythe d’Elpis, espoir et mal destructeur à la fois, la Tunisie est livrée à tous les maux, aujourd’hui, sa propre boîte de Pandore y ayant été ouverte en 2011. Elpis, l’espoir Tunisie, demeure bien emprisonnée au fond de sa jarre aux dimensions tunisiennes; elle est son mal et aussi son bien.
Une attente tunisienne
Pascal affirmait que nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre; c’est le cas, en Tunisie, avec l’espoir populaire d’un meilleur demain. De fait, il ne s’agit que d’attente, une constante sur cette terre où Prométhée est plutôt Dionysos. Ce qui signifie qu’il y est un hédonisme silencieux, une envie de vivre se faisant tantôt volonté tantôt refus, mais jamais lâcheté ou juste en apparence, jamais démission sauf pendant le laps temps nécessaire de l’œuvre des fondations, ce travail du négatif hégélien en ce qui serait une centralité souterraine où les marges et la périphérie font le centre.
C’est cela la vérité de l’être tunisien en ce qui est une véritable exception Tunisie avec cette disposition de fidélité à soi et une attente de soi et d’autrui, image de Soi (un grand soi) par l’ouverture à l’altérité, pour un chemin de vie serein ; en somme, une patience de vérité. C’est bien l’âme de la Tunisie, son démon tutélaire, présenté parfois en Dieu; Héraclite ne disait-il pas que «le caractère de l’homme, c’est son daïmon ?» Il est donc normal qu’au fil du temps, l’attente tunisienne, son espoir, se soit transformée en une force d’anticipation de soi, une capacité de dire sa propre vérité et celle d’autrui, incrustée dans un brouhaha environnant qui saluera la venue d’un libérateur attendu de la parole sibylline de la vérité afin d’être telle la clarté du jour.
La situation singulière du pays, son exception, vient pour grande partie de cette perception populaire d’un trésor spirituel apparemment inépuisable dont est faite sa religion mythifiée, un islam virtuel. C’est l’abondance des référents, leur étonnant impact imaginaire, leur gaspillage et leur distorsion même, qui font l’effet — comme on dirait chez certains chanteurs — d’une voix en or qui ne parviendrait jamais au bout d’elle-même, ne connaissant nulle limite. D’ailleurs, les artistes disent bien que le peuple tunisien est plus que mélomane, ayant une oreille artistique. Son œil l’est aussi. D’où tout ce qui relève de la profusion du «décoratif», même dans l’esthétique de la vie, son éthique surtout, paraît ainsi doublé, sous-tendu par cette course entre un débordement intarissable et une retenue réglée. D’ailleurs, sa foi n’est-elle pas d’abord psalmodie, une manifestation de ce qui est perçu comme éloquence divine?
Moins qu’il n’organise une vie pour la première fois libérée plus ou moins du carcan étatique, le Tunisien en vit les opportunités pêle-mêle en véritable capharnaüm, la réalité étant charriée dans le rythme. Ce qui donne cette arabesque des attitudes, l’élégance souvent tapageuse de la verdeur des mots de rue. Sa poésie est moins dans la combinaison des termes que dans leur engendrement, le Tunisien vivant en se voulant créatif de sa propre vie; ce qui est tout simplement sa liberté. Aussi attend-il toujours un prince charmant parmi les enfants du pays qui aura bien plus de vertu que ce vice propre à l’humus humain pour changer enfin la donne dans le pays du tout au tout, le faisant passer du pire au meilleur.
Un espoir d’amour
Pour qui sait observer le quotidien tunisien au-delà de l’écume des apparences, une secrète tension habite le manifeste désordre de sa vie qu’il s’évertue à créer de la déviation, voire de la déviance. C’est qu’il est sûr de la continuité de son vécu et de la fatalité de sa destinée rythmée par le «jeu du je» auquel il s’adonne en artiste, ce qu’on qualifie vulgairement d’hypocrisie sociale. Par ses outrances, il se fabrique de l’éclat : une douloureuse délicatesse de son âme. Il s’agit bel et bien de poésie, en quête ou en offrande, ces assonances d’amour que seule l’âme artiste détecte, comme le fit Kandinsky visitant quelques jours notre pays, en tombant fol amoureux.
En 1870, Rimbaud, 16 ans, écrivait dans ‘‘Soleil et chair’’ : «Le Monde a soif d’amour : tu viendras l’apaiser.» Ainsi parle aussi la jeunesse tunisienne aujourd’hui, s’adressant au monde alentour. Rappelant que le titre initial du poème était ‘‘Credo in unam’’, nous affirmerons que la divinité de la jeunesse de Tunisie est bien unique; sa seule véritable adoration est la déesse hermaphrodite de l’amour qui peut être Elpis, espoir et mal à la fois.
Si le temps est à l’attente en Tunisie, ce temps qui ne passe pas, surtout pour les jeunes, c’est bien d’une telle déesse. L’espoir y est une attente de libération de la pudibonderie sous toutes ses formes, politiques particulièrement. Normalement silencieuse, les maladies apportées aux hommes par les dieux étant privées de voix dans le mythe d’Elpis, cette attente l’est de moins en moins, car l’espoir est volubile; il cherche sa libération pour que sa voix ne se perde plus dans le ramdam des maux.
Une telle attente des Tunisiens, leur espoir d’aimer la liberté, d’être libres d’aimer, est farouchement contrariée par les divinités du moment, car porteuse tout autant d’une vérité intérieure de tout un pays, qu’extérieure d’un monde en décadence avancée quêtant une renaissance. Or, les dieux actuels, d’ici et d’ailleurs, ne veulent pas de cette régénération, jaloux de leurs pouvoirs et de leurs privilèges liés à la survie d’un monde déjà mort, une antiquité dont on s’évertue à soigner l’apparence de vie, celle d’une belle momie.
Pareille triste vérité n’est pas moins en train de se faire jour lentement et sûrement au travers des vicissitudes de la situation tunisienne ; elle guide même vers la vérité d’un nouveau vivre-ensemble qui serait un être-ensemble dominé par l’amour, non la haine, un ordre amoureux universel (ordo amoris universalis); que l’islam l’incarne, pourquoi pas? — à la condition impérative toutefois d’être une foi d’amour!
Exception en puissance
À l’orée de l’année nouvelle, lourde en retombées sociopolitiques, où il semble même que les rois mages seraient déjà en route pour rendre hommage au Messie attendu que sera l’espoir Tunisie, les patriotes tunisiens sincères devront prendre forcément conscience de l’essence de leur peuple et du monde qui change.
Présentement, la Tunisie est encore ce qu’en font ses ambiguïtés, éclipsant son originalité, condition de sa réussite. Sa poésie certaine, diffractée dans la rue, souffre dans les allées du pouvoir d’un tel état de fait : on se complaît dans un faux réalisme, la réduisant à portion congrue. Or, tenir compte de la trajectoire poétique populaire, plus que jamais repérable, est impératif; elle fait lien entre le sol de l’antique Carthage et l’esprit de l’Andalousie en une nouvelle Carthage et/ou Andalousie ne devant ni se réduire à l’usage actuel de la religion, ni à l’imitation de l’Occident proche, ni à l’exploitation capitalistique qui est faite du pays.
L’exception Tunisie en puissance peut et doit devenir en acte. L’islam y est appelé à muer pour être au diapason de la foi populaire, quittant ses oripeaux actuels d’Antéislam, une sorte d’Antéchrist islamique. C’est l’espoir entretenu par un peuple plus spirituel que religieux du fait de son hédonisme dans l’âme, le faisant communier dans une foi culturelle, nullement cultuelle. D’ailleurs, la tradition monothéiste l’atteste bien, c’est la venue de l’Antéchrist qui annonce le retour du Christ et le renouveau du monde.
Ce Messie attendu en Tunisie est une figure de la Tunisie éternelle, patrie de Saint Augustin qui affirmait que «l’espoir a deux filles de toute beauté : la colère et la bravoure. La colère face aux choses telles qu’elles sont, et la bravoure nécessaire pour les changer». Le paraphrasant, nous dirons que l’espoir tunisien est la colère de la bravoure et la bravoure de la colère : colère face aux choses telles qu’elles sont et bravoure nécessaire pour les changer.
C’est ce dont a besoin la Tunisie où se fait la refondation du pays à la faveur d’une transfiguration politique, et ne pouvant se limiter à ce petit peuple dont le sort ne saurait indifférer l’Occident, appelé à se diffracter forcément à tout le bassin méditerranéen. Verra-t-on cela cette année avec les décisions politiques courageuses qui s’imposent sur le plan national et international ? C’est l’espoir de la Tunisie 2019.
* Ancien diplomate et écrivain.
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