Une confrontation, en février 2017, a opposé l’armée tunisienne à des djihadistes, dans les montagnes de Kasserine. Lors de cette bataille, des Marines américains étaient bien présents. Mais Washington et Tunis préfèrent garder le silence sur cette présence active des soldats américains sur le sol tunisien…
Par Lilia Blaise, Eric Schmitt et Carlotta Gall *
Il y a deux ans, dans la région occidentale de la Tunisie, à proximité de la frontière avec l’Algérie, des marines américains ont été confrontés à des djihadistes d’Al-Qaïda. Lors de cet accrochage, un marine et un soldat tunisien ont été blessés – et deux autres «conseillers militaires» américains ont été ultérieurement félicités pour leur bravoure…
Pourtant, plusieurs détails sur cette confrontation, qui a eu lieu en février 2017, demeurent obscurs, étant donné la nature politiquement sensible que revêt, aux yeux des autorités tunisiennes, cette présence militaire américaine sur le territoire tunisien.
«Aucun rapport avec les opérations sur le terrain»
Ainsi, officiellement, les responsables américains préfèrent dire qu’il s’agissait là d’un accrochage qui a eu lieu dans un pays «d’accueil» nord-africain – et sans plus. De leur côté, les dirigeants tunisiens refusent catégoriquement de confirmer qu’il y ait eu quoi que ce soit.
L’an dernier, lorsqu’un compte rendu, jusqu’ici le plus circonstancié, sur cette confrontation a été publié par ‘‘Task & Purpose’’, un média électronique privé américain spécialisé dans les affaires militaires et des anciens combattants, le ministère tunisien de la Défense a été condescendant: pour lui, «la présence de soldats américains en Tunisie se limite aux domaines de la coopération entre les deux parties et à l’entraînement; elle n’a absolument aucun rapport avec les opérations sur le terrain.»
La réalité est pourtant tout autre. En effet, depuis quelques années déjà, les Etats-Unis et la Tunisie ont secrètement étendu et approfondi leur coopération sécuritaire et leur lutte contre le terrorisme, puisque, d’après certains responsables américains qui souhaitent garder l’anonymat, quelque 150 militaires américains entraînent et conseillent leurs homologues tunisiens dans le cadre de ce qui est une des missions les plus importantes conduites par les Etats-Unis sur le continent africain.
Et la confrontation de février 2017, qui nous a été confirmée par un responsable et un expert américains, est un exemple flagrant des risques que prennent les forces américaines à essayer d’assister leurs alliés nord-africains dans leur combat contre des groupes affiliés à l’organisation terroriste d’Al-Qaïda.
L’implication américaine accrue dans toute une série de missions secrètes n’est généralement pas reconnue – ni d’un côté ni de l’autre –, car admettre publiquement que cette coopération étroite existe bel et bien risque de générer plus de violence extrémiste. En outre, il y a, à travers tout l’échiquier politique nord-africain, une forte aversion de toute forme d’intervention occidentale dans la région.
Cela dit, il n’en demeure pas moins que cette coopération est remarquable, car elle intervient à un moment où le Pentagone est en train de réduire sa présence ailleurs sur le continent –notamment en Afrique occidentale…
«La Tunisie est un de nos partenaires les plus capables et les plus disposés à coopérer avec nous», a déclaré, en février dernier devant le Congrès des Etats-Unis, le général Thomas D. Waldhauser, chef du Commandement militaire américain en Afrique.
Parmi les 150 Américains opérant en Tunisie, il y a un contingent des Forces des opérations spéciales du Corps des Marines des Etats-Unis, qui a pris part à l’échange de coups de feu de février 2017.
Les responsables militaires américains admettent que des drones de surveillance américains exécutent régulièrement des missions de reconnaissance à partir de la base aérienne [de Sidi Hmed, ndlr], dans les environs de Bizerte, et que ces opérations ont pour principale cible les terroristes qui tentent de s’infiltrer sur le territoire tunisien, notamment en provenance de la Libye.
Les Etats-Unis ont fait la demande auprès du gouvernement tunisien d’une autorisation qui leur permettrait d’opérer ces vols de reconnaissance à partir de bases aériennes plus au sud sur le territoire tunisien, là où les conditions météorologiques sont plus favorables –mais, selon les responsables américains, la partie tunisienne a exprimé le souhait que cette présence américaine reste secrète.
Il y a d’autres signes de l’accroissement de cette coopération sécuritaire américaine avec la Tunisie. Véhicules blindés, fusils et lunettes de vision nocturne; avions de reconnaissance et patrouilleurs côtiers rapides; radios et équipements de déminage d’engins explosifs improvisés, etc.: selon des données gouvernementales, le volume de ces fournitures militaires américaines à la Tunisie a atteint les 119 million de dollars en 2017 –alors qu’il n’était que de 12 millions de dollars, en 2012.
Certes, la transition démocratique tunisienne a été réussie…
La Tunisie, berceau des soulèvements du Printemps arabe, est largement considérée comme l’unique success story des pays qui ont été balayés par les révoltes populaires de 2011. Au lendemain du renversement, en janvier 2011, de la dictature de Zine El-Abidine Ben Ali, un système démocratique et une société libre ont vu le jour dans ce pays.
Cependant, la Tunisie n’a jamais cessé de se débattre dans sa lutte contre la menace terroriste d’Al-Qaïda et d’autres groupes extrémistes, qui ont profité des nouvelles libertés établies dans le pays pour radicaliser leurs membres et mettre sur pied des réseaux de cellules opérant à travers toute la Tunisie.
Le problème du danger terroriste en Tunisie s’est manifesté une première fois en 2012, avec l’attaque de l’ambassade des Etats-Unis à Tunis. Trois jours plus tôt, en Libye voisine, des activistes ont pris d’assaut le consulat des Etats-Unis à Benghazi, à l’est du pays. Lors de cette attaque contre la représentation diplomatique américaine, quatre citoyens américains ont trouvé la mort, y compris l’ambassadeur des Etats-Unis, J. Christopher Stevens.
Des émeutes à Tunis et deux assassinats politiques [ceux de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi, ndlr] perpétrés par Ansar Charia, une organisation extrémiste affiliée à Al-Qaïda, ont suivi en 2013. Cette même année, un groupe appartenant à Al-Qaïda pour le Maghreb islamique (AQMI) a lancé des attaques contre l’armée tunisienne dans les montagnes de la région de Kasserine, dans une zone proche de la frontière avec l’Algérie, c’est-à-dire là où l’échange de coups de feu de 2017 que nous évoquons plus haut a eu lieu.
Les attaques contre les forces de l’ordre tunisiennes à travers le pays vont, elles aussi, prendre de l’ampleur. Puis, en 2015, survinrent les massacres de touristes étrangers, qui allaient retenir l’attention internationale –un premier attentat contre le musée du Bardo, en mars 2015, et un deuxième dans la ville de Sousse, en juillet –soit, un total de plus d’une soixantaine de victimes.
En mars 2016, les djihadistes ont organisé un assaut, à partir de la Libye, contre la police et l’armée dans la ville frontalière de Ben Guerdane, mais les forces tunisiennes ont réussi à déjouer cette opération.
Depuis 2015, selon des responsables gouvernementaux, des diplomates et des experts sécuritaires, la Tunisie a pu démanteler la plupart des réseaux terroristes. Pourtant, le pays fait toujours face à des menaces sérieuses.
Le mois dernier, un citoyen a été décapité et des mines ont été plantées près du corps de cette victime (…). «Les cellules djihadistes ont abandonné leur stratégie de la conquête de la sympathie des populations», déclare Matt Herbert, associé chez Maharbal, une société de conseil en sécurité basée à Tunis. Désormais, ajoute cet expert, les djihadistes cherchent à les terroriser.
En octobre dernier, un attentat-suicide a eu lieu sur l’avenue Habib Bourguiba, la principale artère de la ville de Tunis, faisant une vingtaine de blessés. La seule personne morte lors de cette attaque était l’assaillante – une jeune femme, Mouna Guebla, qui ne figurait pas sur les fichiers de la police tunisienne…
Qu’un attentat-suicide ait lieu en plein cœur de la capitale tunisienne, cela inquiète au plus haut point le gouvernement tunisien, car il intervient après trois longues années de dur travail et d’investissements sécuritaires coûteux dans cette lutte contre les réseaux terroristes.
Plus que de l’entraînement et de l’accompagnement…
De fait, le gouvernement de Youssef Chahed alloue 15% de son budget aux ministères de la Défense et de l’Intérieur. De toute évidence, pareilles dépenses sécuritaires coûtent cher au pays et privent les autres priorités nationales – telles que la lutte contre la pauvreté et la réduction du chômage– de ressources plus qu’indispensables.
Les responsables tunisiens insistent sur les progrès que le pays a enregistrés dans les domaines de la logistique et des opérations anti-terroristes. Pourtant, la Tunisie n’arrive toujours pas à trouver une solution au problème de la porosité de ses frontières avec la Libye et l’Algérie, pays voisins qui servent de zone de transit non seulement pour les membres d’AQMI mais également pour des éléments de ce qui reste en Libye de l’organisation terroriste de l’Etat islamique [EI, Daêch, ndlr].
L’accrochage de février 2017, dans lequel des marines américains étaient impliqués, témoigne de cette capacité qu’ont les djihadistes à s’adapter et à faire front à l’étroite coopération militaire entre la Tunisie et les Etats-Unis.
Dans la région montagneuse de Kasserine, il n’y aurait que quelques petites dizaines de terroristes retranchés, pourtant, chaque fois que l’armée tunisienne accentue sa pression, la proximité de la frontière avec l’Algérie rend la tâche de la sécurisation de cette zone ardue.
L’équipe des marines américains présents dans cette confrontation était en mission d’accompagnement de trois jours des forces tunisiennes lorsque «la bataille féroce contre les membres d’AQMI a éclaté», selon les termes d’une des notes de félicitations décernées aux marines, dont l’identité a été tenue secrète. Bien qu’on nous dise que les marines étaient en mission d’«entraînement, de conseil et d’assistance», les citations indiquent clairement que les forces américaines sont engagées dans les combats et que, parfois, elles ont même dirigé des opérations.
D’après l’article de ‘‘Task & Purpose’’, qui a pu obtenir une copie de ces citations, le commandement américain préfère garder le silence sur la confrontation de février 2017 par «soucis de confidentialité, de protection de nos forces et par respect à une certaine sensibilité diplomatique…»
Selon une des citations, dans l’échange initial de coups de feu, les forces tunisiennes ont tué un militant d’Al-Qaïda mais, par la suite, elles ont été surprises par une attaque des djihadistes intervenant par l’arrière et, lors de cette contre-offensive, un marine a été blessé.
Un autre marine, présent sur place, a eu le courage de porter secours à son frère d’armes, alors que ce dernier essuyait les feux ennemis; il a pu ainsi exfiltrer le blessé américain et le faire héliporter. Un troisième marine a été félicité pour avoir coordonné cette opération de sauvetage aérien…
Interrogé, en décembre dernier, par le ‘‘New York Times’’, sur ce qui s’est passé ce jour-là dans les montagnes de Kasserine, Kamel Akrout, conseiller à la sécurité nationale auprès de la présidence de la République tunisienne, n’a voulu ni confirmer ni nier cet incident. Il s’est contenté de dire: «Nous entretenons des relations de coopération intenses avec les Etats-Unis, mais nous faisons autant avec d’autres pays (…). Je peux vous assurer qu’aucun soldat tunisien n’accepterait que des forces étrangères mènent le combat à sa place. Bref, celles-ci ne nous accompagnent jamais sur le terrain des opérations.»
Article traduit de l’anglais par Marwan Chahla
Source : ‘‘New York Times’’, samedi 2 mars 2019.
*Lilia Blaise, à Tunis, Eric Schmitt, à Washington et Ouagadougou, au Burkina Faso, et Carlotta Gall, à Istanbul, ont contribué à la rédaction de cet article.
**Le titre est des auteurs et les intertitres sont de la rédaction.
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