Accueil » Egalité successorale en Tunisie : Méprise sur la question de la laïcité en islam

Egalité successorale en Tunisie : Méprise sur la question de la laïcité en islam

La parole de Dieu est une parole dont le potentiel en termes de sens est nécessairement infini. Partant de là, il n’appartient à personne d’en limiter les sens. Il faut, que ceux qui veulent lire le Coran au premier degré cessent de se prendre pour Dieu.

Par Ezzeddine Kaboudi *

Le projet de loi sur l’égalité dans l’héritage en Tunisie trouve, aujourd’hui, sa principale expression dans un gouvernement qui s’est constitué en grande partie autour de la rupture du lien entre le spirituel et le matériel. Ce qui fait immédiatement penser à une société organisée sur la base de la séparation de la religion et de l’État.

En fait, tout cela nous renvoie à de fort anciens débats sur ce que l’on appelle la laïcité et sur la question de savoir s’il y a interpénétration en islam des fonctions étatiques et des fonctions religieuses ?

Islam et laïcité

Il convient avant toute chose de s’interroger sur la nature exacte de ce concept de laïcité et d’en proposer une définition précise, en indiquant les conséquences pratiques qui en découlent.

En fait, il n’est pas facile d’en donner une définition simple, même s’il en existe déjà plusieurs. Cependant, on peut dire que la laïcité est devenue une conception de l’organisation de la société visant à assurer la neutralité réciproque des pouvoirs spirituels et religieux par rapport aux pouvoirs politiques, civils et administratifs. Il s’agit, en fait, de respecter le principe de l’impartialité de l’État à l’égard des confessions religieuses.

En fait, la laïcité n’est pas une idée simple et claire, facile à comprendre et à appliquer. On semble toujours nager en pleine confusion autour de ce concept bien occidental. Elle est, même, devenue une notion toute aussi floue et diversement interprétable. C’est pourquoi on fait appel le plus souvent aux finalités ou aux fonctions majeures de la laïcité pour expliciter ce concept.

L’essentiel tient en trois mots : indépendance, liberté et neutralité.

Encore faudrait-il commencer par comprendre ces notions :

– Tout d’abord, par indépendance, on entend le fait que les institutions religieuses et plus précisément les églises ne peuvent prétendre en aucune façon à régenter l’espace public et politique, tandis qu’inversement le politique n’a pas à s’ingérer dans les affaires internes aux cultes.

– Ensuite, par la liberté de conscience, il faut comprendre la garantie apportée par l’État au droit de chacun d’exprimer ses convictions, c’est-à-dire le droit de croire ou de ne pas croire, de changer de religion, d’assister ou pas aux cérémonies religieuses. En somme, le droit pour chaque individu, de pratiquer la religion de son choix ou de n’en pratiquer aucune, le droit de prier ou de blasphémer, tant que cela ne trouble pas l’ordre public.

– Enfin, la neutralité de l’État en matière religieuse signifie que l’État ne favorise ni ne défavorise aucune religion. C’est l’absence de toute religion officielle. Cette neutralité religieuse de l’État doit être affirmée notamment par l’aspect non-confessionnel de l’école publique.

Selon certains, la laïcité exprime la volonté de cohabiter ensemble, malgré nos différences. C’est pourquoi elle est bonne, juste et nécessaire. D’où l’importance de savoir si en étant musulman, on peut être un État laïque, c’est-à-dire un État qui ne se réfère pas l’Islam, ni à aucune autre religion, qui ne prétend pas tenir sa légitimité d’une religion, qui ne professe aucune croyance religieuse, qui ne se mêle d’aucune, qui ne favorise aucune et qui ne lèse aucune.

À priori, la réponse est en partie simple.

Il en ressort clairement que :

1. Tout d’abord, la laïcité au sens de la séparation de la religion de l’État est impropre, car en Islam, il n’y a pas de structures religieuses à l’instar des églises, ni d’institutions chargées du culte et donc il n’y a rien à séparer de rien. N’importe qui, par exemple, peut s’improviser Imam en Islam. Il n’existe pas d’autorité religieuse chargée du culte en Islam.

2. Ensuite, en ce qui concerne la laïcité dans le sens de la liberté de conscience, on s’aperçoit en lisant le Coran, que de nombreux versets appellent à laisser la liberté à chacun de suivre sa voie en matière de religion, à ne pas imposer l’Islam par la force, et à respecter ceux qui pratiquent les autres religions. On peut, ainsi, parler de nombreux versets dans le Coran qui vont dans le sens de la tolérance et de la modération. Nous n’en retiendrons que ces deux versets :  «Pas de contrainte en religion…» (Coran, S2, V256) / «…La vérité est là qui émane de votre Seigneur. Y croira qui voudra et la reniera qui voudra…» (Coran, S18, V29).

D’ailleurs, à de nombreuses reprises, lorsque le prophète Mohammed s’acharnait à vouloir convertir des gens qui refusaient de se plier, Dieu le rappelait à l’ordre : «Remémore donc ! Tu n’es rien d’autre en effet qu’un remémorateur. Tu n’es investi d’aucun pouvoir de contrainte sur eux» (Coran, S88, V21 et 22).

3. Enfin, en ce qui concerne la laïcité au sens de la neutralité, l’Islam est un exemple de religion mêlée à la vie sociale et politique. II y a une longue tradition d’interférence entre l’Islam et la vie sociale et politique. En Islam, il n’y a pas de séparation entre politique, vie privée, vie publique et religion. Le rituel religieux a une dimension sociale et, à ce titre, il interfère dans le domaine public. Qu’on le veuille ou non, la religion a une fonction sociale parce que l’homme est un tout et qu’il ne peut faire arbitrairement abstraction de ses convictions religieuses dans son comportement citoyen.

En somme, cela montre que loin de renvoyer à une situation précise, le concept de laïcité présente des particularités qui orientent fortement la façon dont il est perçu. Alors, dans quel sens faut-il le comprendre pour un pays musulman comme la Tunisie ? Quelles en sont les conditions de possibilité ?

La Tunisie : un pays qui se veut à la fois musulman et laïque

La Tunisie se présente aujourd’hui avec la Turquie comme les seules références valables sur la question dans le monde Musulman. Du coup, nous pensons que la solution à laquelle est parvenue la Tunisie mérite réflexion.

En effet, la Tunisie qui est passée à une nouvelle ère politique en rupture avec les pratiques dictatoriales du passé s’est trouvée confrontée à plusieurs sujets à débat dont notamment celui de la liberté du culte, de l’indépendance et de la neutralité de l’État en matière religieuse.

Après des mois et des mois de discussions et de débats animés, la Tunisie était déterminée à en découdre avec la question de connaître la place que l’islam doit occuper au cœur de l’État en démocratie.

En réalité, la solution retenue par les Tunisiens ne pouvait que refléter un ensemble de compromis portant la signature de l’intervention de nombreuses mouvances politiques et idéologiques et traduisant la diversité du paysage politique tunisien.

La rédaction de la nouvelle constitution confiée à une Assemblée constituante élue par le peuple a fini par pondre plusieurs articles controversés.

Ainsi, l’article premier stipule que l’islam est la religion de la Tunisie, mais l’article 2 s’empresse, aussitôt, de préciser que le pays est un «État à caractère civil» jetant le discrédit sur le premier et en même temps sur le deuxième article. En somme, c’est ce qu’on appelle le paradoxe de la viande : la plupart d’entre nous désirent le bien des animaux, mais ils aiment aussi leur steak.

Certains journalistes perplexes n’ont pas hésité à qualifier cette ambiguïté par «le grand flou tunisien». C’est que, si, la religion ne doit pas intervenir dans la vie politique, certains pensent qu’un État dit civil ne doit pas également construire des mosquées, ni nommer et limoger des Imams, ni enfin désigner des ministres chargés de la gestion des affaires religieuses. Manifestement, c’est à la pression de la tendance islamique que les députés ont été les plus sensibles en rédigeant le premier article. Par contre, en lisant le deuxième article, on pressent que la tendance dite modérée n’est pas étrangère à ce revirement.

C’est, toute une gymnastique rocambolesque qui soulève plusieurs questions et interrogations. Bref, la confusion totale !!!

La foi ou la loi : obéir à Dieu ou plutôt aux hommes

Pourtant, dans notre vie quotidienne, nous sommes, souvent mis en présence de situations semblables, où l’on vient à se demander si nous devons suivre la voie de Dieu avec tous ses interdits et ses exigences contraignantes, ou plutôt s’en écarter et s’adonner à une organisation sociale sur la base d’une réglementation plus souple, moins pénible et bien conforme à nos désirs.

Poser une telle réflexion, c’est, en fait, se demander ouvertement, si ‘Dieu est Sage et sait mieux que les hommes ce qui leur est nécessaire ou non ?

Si nous répondons par l’affirmative et reconnaissons qu’Il est sage, qu’Il veut la vérité et non le mensonge, nous saurons que cette question n’a aucun sens et que tout ce qui émane de ‘Dieu est nécessairement, clairvoyance, vérité et miséricorde. Les règles de conduite que ‘Dieu nous impose sont, alors, celles d’un sage, qui sait absolument tout et qui n’agit pas à la légère. Tout ce qui émane de Lui est nécessairement perspicace et sublime, et c’est Le Sage qui assigne à toutes Ses créatures à la fois leurs puissances et leurs limites.

D’ailleurs, Sa sagesse transparaît lorsqu’Il arrive à coordonner ensemble tous les mouvements et à leur instaurer une finalité, de sorte que le monde soit administré en toute vérité sans qu’il ne soit corrompu de nulles parts. Sa sagesse, c’est lorsque le tout est voué à accomplir tout ce qu’Il lui demande avec efficacité, efficience et pertinence.

Dieu a créé, ainsi, toute chose et rien des conséquences de chaque acte ne peuvent Lui échapper. Il a la maîtrise de tout et tout lui appartient et lui est soumis.

Au fond, reconnaître que la sagesse fait partie de l’essence de Dieu, c’est en quelques sortes accepter nos limites. C’est reconnaître que notre raison ne peut tout savoir et qu’il existe des choses autres que celles qu’elle appréhende. C’est reconnaître que l’homme ne peut tout savoir de ce Monde apparent. C’est reconnaître que certaines questions dépassent justement son entendement et limitent son savoir. C’est, finalement, comprendre que la connaissance de toute chose est conditionnée par le pouvoir limité de la raison à la saisir.

Le Coran nous le confirme par le verset suivant : « … Et on ne vous a donné que peu de connaissance», (Coran, S17, V85).

Du coup, nous ne pouvons nier que, pour le moment, certains versets du Coran restent, équivoques et entretiennent la confusion. Mais, si ‘Dieu a prémédité tout cela, si telle est sa volonté, il nous échoit à tous de faire en sorte que l’on puisse découvrir les raisons qui président derrière cette complexité. Comme il nous revient, également, de tenter une relecture contemporaine et originale du Coran à la lumière de l’avancée des sciences. Comme, il nous revient également d’être suffisamment fort pour aller braver le diktat de nos illustres exégètes qui ont scellé définitivement la porte devant toute discussion et pour lesquels toute nouveauté est considérée, comme une atteinte à l’intégrité des croyants, voire même comme une violation des sentiments religieux fragiles des musulmans.

C’est dans ce contexte que s’inscrit ce verset coranique sur l’héritage, et qui nous interpelle à maints égards. Il nous met devant l’alternative suivante : honorer Dieu en respectant scrupuleusement ses directives ou plutôt l’être qu’il a créé en prenant cas de ce déferlement de critiques et de ces manifestations d’inquiétudes qui se déchaînent sur les supposées violations des droits de la femme.

En fait, loin de renvoyer à une situation précise, la question de l’héritage présente des particularités qui orientent fortement la façon dont on perçoit et on interprète le Coran.

Alors, dans quel sens faut-il comprendre le verset en question ? Quelles en sont les conditions de possibilité ?

Trop de lois tuent la loi

En fait, nous cherchons à saisir le vrai sens du verset (S4, V11) suivant du Coran : «Voici ce qu’Allah vous enjoint au sujet de vos enfants : au fils, une part équivalente à celle de deux filles. S’il n’y a que des filles, même plus de deux, à elles alors deux tiers de ce que le défunt laisse. Et s’il n’y en a qu’une, à elle alors la moitié. …après exécution du testament qu’il aurait fait ou paiement d’une dette…».

En prenant de la distance il convient de souligner :

1. tout d’abord, le fait que l’homme de son vivant ne peut être insensible au devenir de sa progéniture. Il se doit d’être attentif et se doit de régler d’avance les éventuels conflits qui peuvent surgir par suite de sa succession.

C’est dans ce sens que le Coran nous recommande de prendre nos dispositions en rédigeant un testament sous forme d’actes notifiés ou même de simples vœux.

«On vous a prescrit, quand la mort est proche de l’un de vous et s’il laisse des biens, de faire un testament en règle en faveur de ses père et mère et de ses plus proches. C’est un devoir pour les pieux. Quiconque l’altère après l’avoir entendu, le péché ne reposera que sur ceux qui l’ont altéré ; certes, Allah est Audient et Omniscient», (Coran, S2, V180 et 181).

Nous pouvons, donc, de notre vivant fixer n’importe quelle règle de partage que nous jugerons équitable pour nos enfants. On aura, éventuellement, la latitude de choisir de privilégier l’enfant handicapé à celui qui est en bonne santé, ou bien la fille divorcée avec enfants à sa charge à celle mariée ou bien l’enfant démuni qui n’a d’autre choix que de se plier aux désirs de ceux dont il dépend, à celui qui est aisé et autonome ou enfin toute autre disposition que nous jugerons juste en notre âme et conscience.

C’est, donc, à l’équité que le Coran aspire et non à l’égalité. C’est à cette justice qui consiste à admettre l’inégale situation des gens et à leur donner ce dont ils ont besoin, que le Coran se réfère.

Finalement, je dirais pour faire court, que la recherche de l’inégalité peut parfois être bénéfique, par contre, la quête de l’égalité peut être une injustice criarde en elle-même, car elle repose sur la volonté d’offrir la même chose et à part égale à des gens qui ne sont pas dans le même besoin ni dans la même situation. D’ailleurs l’image ci-contre l’illustre finement.

2. Ensuite, ce n’est qu’en l’absence de testament que les règles fixées par le verset tant controversé s’appliquent. Ainsi, pour tout musulman, l’exécution testamentaire prime avant l’application de toute règle de partage de l’héritage. La règle veut, donc, qu’on exécute le testament et à défaut du dit testament on se plie aux termes de répartition de l’héritage stipulés dans le verset.

3. Enfin, qu’on ne s’y trompe pas, la loi sur l’égalité dans l’héritage présentée par le président Beji Caid Essebsi prend le contre-pied du verset coranique. Dans un sens, elle constitue juste un cas particulier parmi les possibilités offertes par le verset ; celle qui consiste à proposer à toute personne d’exprimer de son vivant le souhait que ses enfants respectent les règles du Coran après son décès, faute de quoi l’égalité hommes-femmes dans la succession est appliquée.

D’aucun diraient que c’est kif-kif, ou bien c’est «El Hadj Moussa ou Moussa El Hadj», selon un proverbe propre aux Tunisiens.

En fait, pas du tout, la proposition du Coran est plus générale, plus large, plus riche et moins restrictive que celle présentée par le président Beji Caid Essebsi. Elle donne plus de latitudes dans la mesure où l’on a la possibilité de mentionner n’importe quel mode de répartition, y compris bien évidemment celui qui consiste à respecter l’égalité homme-femme.

Dommage que la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe) n’ait pas essayé de mieux comprendre le verset en question. Cela aurait évité bien de frictions et n’aurait pas suscité autant de polémiques. Car, au fond, nous pensons que ce projet de réforme contient en lui certaines dispositions avant-gardistes qui méritent respect, notamment celle qui consiste à n’exécuter les dispositions réglementaires en matière de succession qu’à la suite du décès des deux conjoints.

Nous sommes, donc, face à un problème d’interprétation et d’appréciation des versets du Coran faite, parmi tant d’autres, et pas toujours la meilleure.

Certes, certains passages du texte coraniques sont plus difficiles à interpréter que les autres et offrent la possibilité d’être assimilées différemment. Toutefois, ces passages obscurs ne doivent pas engendrer de disputes entre croyants. Nous devons être conscients de nos limites, examiner nos interprétations, les critiquer, voire les remettre en question et les changer, mais surtout ne pas les imposer aux autres et leur faire subir nos élucubrations, souvent sans le savoir.

La parole de Dieu est une parole dont le potentiel en termes de sens est nécessairement infini. Partant de là, il n’appartient à personne d’en limiter les sens. Il faut, que ceux qui veulent lire le Coran au premier degré cessent de se prendre pour Dieu.

Finalement, aucune différence n’existe entre l’excuse fondée sur l’interprétation et celle due à l’ignorance des lois divines.

Wallahou A’alam.

* Universitaire.

Articles du même auteur dans Kapitalis :

La France des insoumis ou l’échec de la démocratie représentative

La Tunisie entre le marteau de la crise et l’enclume de l’irresponsabilité

Dépréciation du dinar tunisien et inflation : Un vrai casse-tête chinois

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.