Une rencontre a eu lieu le 9 mars 2019, à la Cité de la Culture à Tunis avec l’écrivain libanais Elias Khoury. Elle fut organisée par la Maison du roman, dirigée par l’écrivain Kamel Riahi, dans le cadre de la session consacrée au thème : «La cause des noirs dans le roman arabe».
Par Kahena Abbes *
Elias Khoury a commencé son intervention en langue arabe, en précisant que l’ambition de l’écrivain consiste à donner la vie à ses personnages, pour qu’ils puissent continuer d’exister indépendamment de lui, qu’un texte littéraire doit se détacher de son auteur et se suffire à lui-même.
Il a fait référence à la notion d’histoire au sens littéraire, avant d’aborder celle du roman, en évoquant les ‘‘Contes des mille et une nuits’’, qui, d’après la lecture de l’auteur argentin Jorge Luis Borges, n’ont été limités ni par un début ni par une fin, tout en ayant la capacité de se reproduire et de se multiplier constamment.
Car «le commencement de toute narration», appelé par la critique littéraire «le cadre de l’histoire» n’est qu’une question formelle, permettant le point de départ de son déroulement.
L’ histoire du Moyen-Orient est celle d’une guerre ininterrompue
L’écrivain a posé ensuite la question suivante : comment, peut-on raconter une histoire (en absence d’un point de départ), lorsque tous les cadres culturels, sociaux et idéologiques se sont décomposés ou écroulés?
Pour y répondre, la référence à des périodes importantes dans l’histoire du Moyen Orient s’avère nécessaire, de son point de vue : celle de la guerre civile du Liban à la fin du dix-neuvième siècles, occultée par les précurseurs de l’éveil du monde arabe, pour mettre en exergue l’idéologie nationaliste, l’occupation israélienne de la Palestine, la guerre de 6 jours de 1967, l’émergence de la guerre civile au Liban pendant les années quatre vingt du siècle dernier, enfin les guerres qui ont lieu au cours du printemps arabe en Irak, en Syrie et au Yémen.
Face à tels drames, comment briser le silence traumatique, celui de la honte, de la défaite et permettre au roman d’exprimer la voix des victimes, afin de décrire l’innommable, l’indescriptible, le non-dit ? Comment dépasser l’échec de l’idéologie nationaliste pour dire ce qui a été occulté pendant des générations?
Ces problématiques sont loin d’avoir une portée théorique et se situent au cœur de la littérature arabe, de son évolution, de son advenir, de ses préoccupations. Leurs buts consistent à décrire des expériences humaines vécues dans le sang et la souffrance.
Explorer le silence des victimes et en faire le point de départ du roman
Ceci dit, il n’est pas aisé de donner un sens à un tel effondrement, à de telles défaites, à une telle souffrance, puisque le Moyen Orient n’est qu’un simple espace qui ne cesse de subir les divers conflits entre les grandes puissances, sans pouvoir décider de son sort.
Quel sens, peut-on donner au silence des victimes, aux souffrances atroces qu’elles continuent de subir par l’occupation israélienne? Comment gérer la période actuelle qualifiée par l’auteur de «l’après-désespoir»?
Comment réinventer le sens dans un cadre socioculturel si brisé ? Comment renaître de tels drames, avoir l’audace de les raconter?
Pour y parvenir, il existe une possibilité, répond l’auteur : celle qui consiste à explorer le silence des victimes, en le considérant le point de départ du roman, c’est-à-dire son cadre, de réinventer de nouvelles expressions capables de décrire l’innommable.
Elias Khoury nous propose ainsi une nouvelle perspective de l’écriture romanesque, celle qui s’invente du début jusqu’à la fin, qui ne cesse de créer le sens, car au cœur de notre crise actuelle, il est fort probable que nous assistions, suite à l’effondrement de toutes les valeurs, à l’époque idéale pour toute innovation.
* Avocate et écrivaine.
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